winter of our youth (ariel)

L’océan s’écrase sur les briques du port, l’odeur salé envahit ses narines, et Letha pose son regard sur l’écume qui se dessine à la surface de l’eau. Les formes se mélangent pour disparaître à nouveau, funeste destin pour une nature qui s’essouffle un peu plus à chaque seconde. Les voiles noires sont hissées, agitées par un léger vent et pourtant il n’y a que de la tristesse dans ses orbes irisées. Là où l’enfer rencontre le ciel, New-York s’était construite sur des décombres d’un monde en flammes, pour briser les cœurs solitaires et les étouffer par sa propre mélancolie. New-York la belle, qui se tenait fière sur les rives d’une eau glaciale, divisée entre différents mondes qui n’auraient jamais dû rentrer en collision. Et à l’intérieur du Queens, Black avait appris que les ancêtres avaient déjà tirés toutes les cartes, empêchant le terrain de jeu de changer. Les visages tirés par des traits similaires, les époques passaient les unes après les autres, mais les noms demeuraient identiques. Héritiers d’un royaume brisé, des noms qui s’entrechoquent et qui se repoussent comme l’air et la mer, Letha et Ariel s’affrontent dans un monde qui n’a pas voulu de leurs excuses. Quand elle se tourne pour s’approcher du hangar endommagé, y’a son visage de gamin, celui qu’elle avait reconnu de loin, alors que ses talons claquaient sur le quai. « Qu’est-ce que tu fais là ? » Les bras croisés, elle arrête pas sa course, Letha, l’poids de toutes les décisions qu’elle a dû prendre au nom d’un père qui ne reviendra pas. Les Black qui s’battent contre un chapiteau, l’histoire en serait presque comique. La voix glaciale, un mouvement de tête rapide vers les dégradations. « C’est toi qui a fait ça ? »

Letha a toujours considéré le port du Queens comme sa véritable maison. L’océan qui venait claquer à sa porte, l’odeur de l’eau salé qui venait se répandre dans ses narines, puis ses poumons. Le silence ambiant qui s’opposait au vacarme incessant de l’été. Héritage maudit qui trahissait ses voiles noires en laissant derrière lui une fumée blanche. Dans ses rêves, parfois elle abandonnait son empire de papier pour disparaître au large, découvrir ce qui se cachait au-delà de l’horizon. Mais quand ses yeux s’ouvraient à nouveau, tourmentés par le regard accusateur du petit matin, elle retournait diriger les restes d’une famille qu’elle ne pensait jamais avoir à contrôler si tôt. Elle ne devrait pas être là, Letha, et son paternel devrait l’être. Lui montrer les ficelles d’une organisation qu’elle a du apprendre à maîtriser seule. Elle en voulait à la Terre entière pour avoir emporté la seule chose qui comptait vraiment pour elle. Il n’y aurait que des regrets pour accompagner ses nuits, des souvenirs pour emporter ses cauchemars. A New-York les rêves ne perdurent jamais longtemps. Ils disparaissent comme l’écume, emportés par les vagues meurtrières d’un océan impétueux. « Je voulais pas, on m’a obligé, promis. » Le visage aux yeux remplis de larmes la ramène à la réalité. Sourcils légèrement froncés, elle garde ses orbes fixés sur le hangar. Puis ses pupilles se détournent vers le gamin apeuré.

Le passé les avait condamnés à se battre pour des raisons qui n’étaient pas les leurs. Enfants de l’été qui tournoyaient dans les abysses d’un monde en noir et blanc. « On t’a obligé et tu t’es dit que prendre un marteau ça causerait moins de dégâts ? » Sa langue claque contre son palais, le poids des mensonges résonne dans tout le Queens. « Je sais qui t’es. Arrête de me raconter des conneries. » Pendant une seconde elle entend la voix de son père, celle qui punissait les coupables les uns après les autres sans se soucier du pourquoi. Il lui a toujours dit qu’elle ne pourrait pas être comme lui, même si elle essayait. Que chaque leader doit prendre ses propres décisions. Jamais elle ne s’était rendu compte à quel point ça serait dur. Alors un soupir s’échappe d’entre ses lèvres. « Pleures pas, tu veux. »

Le cœur froid comme la glace, et pourtant, Letha elle n’a jamais été cruelle. Le visage fermé sur le monde qui tourbillonne, elle n’a jamais su trouver sa place non plus, perdue entre ce qu’on attendait d’elle et ce qu’elle voulait devenir. A la tête d’un gang qui se cachait dans les tumultes de l’océan, elle s’était promis d’être différente, de changer tout, quand ça serait à son tour, de diriger. Mais les années ont passées et aujourd’hui, elle ne fait que répéter les mêmes gestes, encore et toujours. Les illusions tordues qui s’entrechoquent dans son esprit, et le visage tremblant d’Ariel résonne à l’intérieur. Elle n’a pas le cœur de l’écraser comme un rat de plus venu envahir son navire. Peut-être parce qu’il y avait quelque chose d’un peu trop innocent, en lui. Un regard sans filtre, la séquence se déroule devant ses pupilles et elle n’arrive pas à s’échapper. Letha, on savait qu’une de ses plus grandes faiblesses, c’était d’oublier parfois que tout le monde ne mentait pas. « Mais qu’est-ce qu’ils te font, dans ce cirque... » Elle se rapproche légèrement, et au fond, peut-être qu’elle le regrette déjà, de vouloir le croire. Dans sa tête, y’a une voix en boucle qui répète qu’elle ne devrait pas l’écouter, qu’elle ne devrait pas chercher à comprendre. Mais Letha, elle n’a jamais su obéir. Les pensées finissaient par l’étouffer, et le grand large les emportaient au loin. Sa voix change légèrement, ton accusateur qui se transforme en quelque chose d’un peu plus doux. Parce qu’au fond, tout ce qu’ils étaient, c’était deux gamins dans une ville sans espoir entourés de murs qui les empêchaient de s’enfuir. « Pourquoi tu restes s’ils te forcent à faire quelque chose dont t’as pas envie ? » Et à ce moment-là, elle se demande si elle peut pas réécrire les pages du livre, pour en faire autre chose. « T’es pas obligé de faire ce qu’on te dit de faire, tu sais. Pas vraiment. »

La trahison, chez les Black Sails, c’était pas envisageable. La trahison, ça terminait en bain de sang, le corps emporté par les flots de l’océan, décortiqué par les vagues meurtrières de l’Atlantique. La surface cachait les lourds secrets du gang pour toujours enfermés dans les profondeurs. Le silence avait probablement plus de sens, en été, à cause du bruit incessant, des rires bruyants qui essayaient de brûler plus fort que le soleil. C’était le patriarche qui avait instauré la peur, qui avait choisi de transformer les traitres en martyrs. Les règles étaient simples à suivre. Encore et encore, Letha entend les cris silencieux de ceux qui ont fini par couler. C’était dans ce monde-là qu’elle avait choisi de vivre, cachée de tous dans une forteresse aux murs infranchissables. Son cœur s’étouffait dans sa poitrine, alors que pour Ariel, les émotions se lisaient sans aucun filtre sur son visage enfantin. Elle aussi, elle savait ce que c’était de grandir en se disant qu’elle n’avait pas le droit à la moindre erreur. Piètre réconfort quand ses nuits se passaient dans la solitude d’une trop grande maison avec pour seule compagnie l’écho de son propre silence.

« Ils finissent au fond de l’eau. » La voix ne tremble pas, quand elle délivre la simple vérité. Un destin funeste pour ceux qui n’auraient pas su respecter le code préétabli. Elle préférait se dire pourtant que ce n’était pas par crainte que les Black Sails continuaient de la suivre. Mais qu’ils étaient là parce qu’ils s’étaient tous mutuellement choisi. Unis par quelque chose de bien moins futile que les liens du sang. Unis par choix. Un autre remède contre la solitude, un pansement pour stopper l’hémorragie, l’hémoglobine qui dévalait sur leur peau tachetée par le soleil. Un anesthésiant destiné à apaiser la maladie humaine. « Si c’est ta famille, tu devrais leur dire que c’est pas ça, que tu veux. » Un mouvement de tête vers l’arme du crime, la raison de leur présence la conséquence de plusieurs siècles passés à se déchirer pour une parcelle de terrain qu’ils étaient terrifiés à l’idée de partager. Les sorciers avaient choisi de se perdre dans les rancœurs passées sans vraiment en connaître les raisons. L’ignorance était la plus belle désillusion. « Et toi, ils te puniront comment, quand ils sauront que t’as pas fait tant de dégâts que ça ? »

Le temps s’efface sur les rivages, emporté par les vagues de l’oubli. Tourmentée par le passé qui l’immobilise, Letha se voit disparaître dans les profondeurs, les miracles du Queens avalés par l’océan. Elle a cru que la liberté n’avait pas de prix, qu’un jours ses voiles noires pourraient parcourir les mers à la recherche de trésors oubliés. Mais les choses ne se sont jamais vraiment passées comme prévues pour elle. La solitude a emporté tous ses espoirs, a réduit à néant ses rêves de grandeur. Au bord du port, les âmes solitaires se retrouvent face à tout ce qu’elles ne peuvent pas contrôler. Quand elle voit Ariel, elle voit tous les chemins qu’elle a préféré ne pas prendre peut-être parce que porter sa propre armure c’était la seule chose qu’elle pouvait faire, à l’époque. Le paternel s’est éteint en prenant tous les souvenirs heureux. Et quand Ariel lui demande si c’était ce qu’elle voulait, Letha n’a pas la réponse. Y’a des milliers de choses qu’elle pourrait dire. Des choix qui ont fini par tout lui coûter. Au fond d’son cœur elle savait que bien souvent, elle n’avait pas fait les bons. Elle ne savait pas vraiment si elle aussi, elle pouvait s’dérober face à la situation. S’enfuir dans la certitude qu’elle ne pourrait rien faire, comme lui. La certitude que rien ne pouvait être changé, peu importe à quel point ils essayaient.

« J’suis comme toi. J’ai pas vraiment le choix. » Ses prunelles se baissent, probablement parce qu’elle n’a plus la force d’accepter ce qu’elle ne peut plus changer. Mais y’a des moments où ses illusions finissent par la convaincre qu’elle pourrait tout réécrire, effacer les pages du livre pour en faire un nouveau. « Tu pourrais changer, t’sais. Si tu le voulais vraiment. Tu pourrais avoir moins peur. Les gens commencent à te respecter quand t’arrêtes de baisser les yeux à chaque fois que quelqu’un lève la main. » Elle savait pas vraiment pourquoi elle l’aidait, l’gamin du cirque qui n’arrivait pas à prendre les armes. Compassion étrange pour les larmes injustes qui avaient roulé sur ses joues. « Mais si tu nettoies ça et que tu m’informes sur un truc ou deux, j’dirais rien. » Elle le regarde à nouveau dans les yeux, bras croisés sur sa chemise de soie. « Peut-être qu’on y gagnerait plus, à s’allier, qu’à s’battre pour une partie du port. »

L’espoir avait réduit ses rêves en fumée. Piètre lueur qui avait disparue dans l’océan de ses erreurs, Letha pensait le monde à l’envers, cruel pour les uns et paradis pour les autres. Le temps s’égrainait dans le sablier, un vague souvenir emporté au gré du vent, au milieu de ses plus belles promesses. Letha le voyait, Ariel, gamin perdu dans un désastre étouffant. Comme si chaque chemin le ramenait irrémédiablement au même endroit. Peut-être que dans une autre vie, ils auraient pu se battre côte à côte dans un immense champ de bataille, celui qui leur rappelait sans cesse le sang qui avait coulé au nom de leurs idéaux. Le visage figé par des rêves oubliés, elle voudrait lui dire que les choses changent, qu’elles s’arrangent, qu’elles évoluent. Mais l’bruit de ses propres mensonges résonne dans tout le Queens. Ils ne seraient jamais pareils et pourtant ils continuaient à subir les mêmes règles préétablies. Dans les abysses elle avait trouvé ses propres démons. Peut-être qu’Ariel aussi, malgré ses traits angéliques et son visage innocent il s’engouffrait dans les profondeurs. Letha savait qu’au final, elle demandait des informations qu’il ne pouvait pas avoir ; l’esquisse d’un tableau à peine commencé, et au fond, peu à peu, elle se demandait si ce n’était pas le silence qui lui offrirait l’absolution. « Laisses tomber. » La sentence tombe dans un soupir, aspiré par la résignation. « Rentre chez toi. Et ne reviens pas détruire mon hangar. » Peut-être que le seul moyen d’échapper à l’adversité, finalement, c’était d’abandonner. Faire cartes sur table. Montrer son jeu et choisir de perdre pour remporter d’autres batailles. Parce qu’elle savait qu’avec Ariel, elle ne ferait que gagner quelque chose pour lequel il refusait de se battre. « Tu mérites mieux qu’ça, Ariel. »