Il pose les yeux sur l’océan, regarde au loin les éclats lumineux d’une ville qu’il connait bien plus de loin que de près, mais ça ne le dérange pas le moins du monde. Au contraire. Modeste, plus que modeste même, semble être la vie qu’ils mènent tous deux, lui et son père. La chaleur de l’affection, Caleb la lit dans ses yeux et lorsqu’il pose son regard sur l’horizon il voit alors bien au-delà de ce que tous caractérisent ici de
prison. Voir par-delà les murs invisibles de leur pauvre existence, être capable de croire en un mince filet d’espoir que les sorciers leur ont enlevé. Purement, simplement et sans se soucier.
L’eau à perte de vue, elle lui parait si calme, si douce et horriblement monotone. Tranquille, amère et libérée de la misère.
Elle. Pendant qu’ils souffrent tous,
Elle ne subit que les affronts du vent, et les quelques baignades précaires de ceux qui osent s’y aventurer, au risque de se faire attraper. Dans le bleu de ses yeux, il voudrait lentement aller s’y noyer, quand même ce père qu’il chérit tant ne peut plus rien faire pour l’aider. Le protéger. Il le vénérait comme l’un de ceux qui osent se faire appeler
dieux. Il l’admirait comme ce roc qui hurle le mot
courage à cet esprit volage qui est devenu le sien. Fermé. Renfermé. Il n’est plus que cette ombre qui va et qui vient, du haut de ses quatorze années, il sent déjà le poids des ans sur ses épaules s’affaisser. S’il se fait pour l’heure silencieux, c’est pour mieux espérer quitter les lieux. Sa mère est morte dans la misère et son propre sang. Son père est dorénavant mort dans le sillage de ceux qui se considèrent comme les plus forts. Et il n’a plus rien. Absolument rien, si ce n’est le souvenir amer de ses chaires qui se broient et s’épluchent sous les gestes habiles de celui qu’il doit servir. Alors il en profite, de ce bref instant d’accalmie. Il garde ses yeux sur cet océan de bleu, horriblement silencieux, et il les maudit déjà. Tous. L’un après l’autre, mais surtout
lui. Lui qui l’envoie ici pour se faire obéir. Lui qui l’attend toujours de pied ferme, même lorsqu’il y a la pluie, dans un coin, ou près d’un lit. Lui qui a osé s’autoproclamer
son maître. Mais un jour, il le sait, il la verra cette couleur
d’ombre. Elle s’écoulera de ses veines et il en attrapera rien qu’une seule goutte sur son doigt. Il le regardera du haut de toute sa grandeur, sagement penché au-dessus de sa carcasse qui s’effondre et se liquéfie. Il le sentira enfin avoir
peur, tout comme elle peut, lui, le tétaniser et l’empêcher de crier quand il n’a de cesse de le souiller. Quand il n’a de cesse de prendre ce qu’il estime pouvoir arracher. Il le fixera de ce regard noir et perçant qu’il ne saura adresser qu’à lui, puis il lèchera ce doigt sur lequel s’écoule le liquide soit disant le plus divin d’un air presque malsain. Parce qu’
Il n’est rien. Parce qu’
Il ne sera plus rien. Et que toutes ces années de dur labeur seront enfin derrière lui. Il veut le façonner et le rabaisser mais il n’y parviendra pas. Face à l’océan, il en fait le serment. Il ne s’y noiera pas aujourd’hui, il tient encore beaucoup trop à la vie. Son père est mort il y a tout juste un an. Il le vénérait et l’admirais pour la force et le courage qui étaient siens malgré la plus effroyable des trahisons qu’il a pu lui offrir. Malgré cet affront cruel d’oser se séparer de lui pour de modestes avantages de vie. Et aujourd’hui c’est à Caleb qu’il appartient de conserver cette force et ce courage entre ses mains.
***
Le silence est de rigueur à table, il en a toujours été ainsi. Père et fils sont incapables de se parler, ça, l’adolescent l’a déjà bien suffisamment remarqué. Cinq longues années qu’il se trouve en ces lieux où il a grandi en même temps que le fils qui aurait pu être
le fils prodigue aux yeux de ce maître sorcier. Les ombres hantent les nuits et les jours de tous les habitants de cette éminente demeure. Un hématome orne sa joue, trace de bleu et de jaune qui se mélangent dans une tâche de couleur disparate et désagréable. Le vin glisse jusque dans le verre de glace, d’un liquide rouge sombre à la suave odeur de raisin. Caleb déteste cette odeur d’alcool, cela ne fait que lui rappeler les plus odieux moments de son existence. Parfois il ose se demander ce qu’il a bien pu faire dans une ancienne vie pour mériter tout ceci. Pour mériter de n’être qu’un moins que rien… Puis ses yeux tout aussi sombres finissent toujours par se poser sur la silhouette de Laserian qui paraît tout aussi malheureux que lui, quand bien même la défiance quitte aisément ses lèvres, là où seul le silence ne transpire de l’attitude du brun. Pour peu, Caleb ne saurait plus reconnaître le son de sa propre voix à force de s’être muré entre ses lèvres closes. Le pichet de vin se vide à vue d’œil, et le voilà bientôt contraint de se rendre en cuisine pour le réapprovisionner. Il laisse la pièce au silence, avance tel un chat discret dans le dédale de couloirs pour constater avec trouble que la bouteille entamée est elle aussi déjà vide.
Aller en rechercher. Il doit absolument en trouver. C’est alors que commence la marche rapide, même si le maître ne l’a pas fait appeler. Prunelles rivées sur le sol sombre il ne voit pas Lase arriver à la hâte au détour d’un couloir et heurte ce dernier de plein fouet. La chute est imminente pour ce corps frêle qui est le sien, du moins plus frêle que celui du fils, et si le blond n’était pas là pour le retenir, sans doute ses genoux se seraient écrasés sur le sol dur. Il bat des cils, l’humain, durant plusieurs secondes avant de comprendre que les mains chaudes sont posées sur lui et qu’elles l’empêchent de s’écrouler. La proximité est telle qu’une enveloppe de chaleur l’envahit et il ne sait comment réagir. Les yeux de Lase qui se posent sur son visage sont devinés mais non croisés. Il en est incapable. Incapable de lever le visage, humain esclave écrasé par la volonté du maître des lieux. Attitude ancrée dans ses veines avec le temps et la force des ans.
Délicatement et timidement, les paumes de ses mains viennent se poser contre le torse du fils des ombres, comme pour marquer une certaine barrière. La confusion ne peut être de mise et sûrement ne devraient-ils d’ailleurs pas se toucher. Son père serait furieux, et aviné il est encore pire que lors de ses jours
radieux. «
On… » qu’il commence à dire maladroitement, osant alors lever son menton pour lui jeter un bref coup d’œil. A peine le fait-il que l’improbable se passe, lèvres se plaquant contre les siennes sans qu’il n’ait le temps de réagir. Il connait l’impétuosité de Laserian, mais cela, il ne l’avait pas vu venir. Perturbé, de multiples images et sensations le parcourent de part en part, le faisant presque trembler contre l’adolescent de son âge. Son premier réflexe est de reculer, s’échapper de l’étreinte et surtout de ces lèvres voleuses mais il n’y parvient pas. Bloqué dans l’élan, les doigts du blond se posent sur sa nuque qu’ils serrent avec la réelle envie de l’empêcher de partir.
Non, par pitié. Il n’est pas prêt. Le cœur manque un battement tandis que l’adrénaline se décharge progressivement dans son corps. Il menace de céder à la panique, mais contre toute attente ce sont les sensations éprouvées qui prennent le pas sur tout le reste. La douceur de ses lèvres, l’effluve de son parfum qu’il n’a jamais senti d’aussi près. Ses propres doigts s’agrippent alors au tissu du haut de Lase, ses joues devenant aussi rouge que le sang. Ils demeurent ainsi de trop longues secondes avant que Caleb ne recule plus brutalement et quitte ses bras. Sans attendre, l’adolescent disparait dans les ombres du couloir. Une telle chose n’aurait jamais dû se produire.
Jamais.
Et la magie sait que cela recommencerait…
***
Il ouvre son œil au beurre noir pour l’observer dans le calme ambiant de la pièce. Croisant son regard il rougit légèrement sans rien dire, bien incapable de trouver les mots justes pour parler. Lentement, son index semble suivre une ligne imaginaire sur la peau du torse contre lequel il repose à moitié, allongé de profil. Cela fait quelques temps que vivre dans cette demeure n’est plus un aussi lourd fardeau qu’auparavant, dès la seconde où il avait posé ses lèvres contre les siennes, la vie avait changé de cours. Plus ou moins, car en disent toujours long les hématomes qui déforment ou colorent presque perpétuellement la peau de Caleb. «
Lase… » qu’il se contente de murmurer d’une voix discrète, ayant toujours une peur bleue à l’idée que son père ne les découvre ainsi lovés l’un contre l’autre. Il sait les regards désapprobateurs que le blond lui lance en cet instant, non pas à son encontre mais envers son paternel aux coups faciles. «
Tu aurais beau faire ce que tu veux, cela n’y changerait rien. ». Son père donnerait toujours des coups, continuerait de marquer cette peau comme il l’a fait dans son dos. Une marque indélébile qui ne s’en irait jamais, un éternel souvenir gravé dans sa chair jusqu’à la fin des temps. Délicatement, l’adolescent ose déposer un baiser contre son épaule nue, seule chose qu’il soit en mesure de faire car il y a certaines blessures plus difficiles à guérir que d’autres. Laserian lui a permis de recouvrer progressivement l’usage de la parole, lui qui se montrait tellement muet, mais il y a autre chose sur laquelle il ne pourrait pas agir immédiatement. Caleb n’irait pas plus loin, incapable de se sortir les images dérangeantes de la tête. Nul doute que s’ils essayaient, ce n’est pas le visage aux cheveux blonds qu’il y verrait. Mais cela, Lase ne peut aucunement le savoir. Ses rapports avec son géniteur sont déjà suffisamment chaotiques pour que le brun n’en rajoute. «
Ne dis rien, ça vaut mieux. Pour nous deux. ». Menton posé contre l’épaule de l’autre adolescent, Caleb se perd dans ses pensées, effleure la plaie de sa lèvre du bout de la langue, réflexe qu’il garde constamment dès lors que cette lèvre explose sous un coup de poing ou une gifle un peu trop forte. Il se perd dans les méandres de son esprit troublé et apeuré, quand bien même il se sente en sécurité ici, entre ses bras. Qui aurait cru qu’il se laisserait attraper au vol ? Qui aurait cru qu’il tomberait sous les charmes d’un jeune adolescent de son âge et du même sexe que lui ? C’est une chose qu’il n’aurait jamais pu prévoir et pourtant il ne peut nier que si le devoir ne l’appelait pas, il resterait là, à jamais en sécurité dans ses bras.
***
Son corps tombe lourdement sur le sol, Ses genoux heurtant les pierres polies de la majestueuse demeure qu’il n’a jamais trouvée si belle. Il pourrait cavaler, choisir de se relever, mais pas cette fois. Cette fois il en a juste assez. Paumes contre le sol qu’il a lui-même lustré, il lui tourne le dos tandis qu’il vocifère une multitude de palabres qui lui paraissent étrangères, tant ses oreilles ne daignent plus écouter. Sa pommette le fait souffrir et ses mains sont si sèches qu’il sent les crevasses s’élargir un peu plus, mais il ravale sa salive et sa fierté. Il ravale ses envies de rébellion et ne montre que la pseudo soumission. Cette chose que le sorcier a toujours pensé avoir, et qu’il est tout de même parvenu à obtenir, dans certains cas.
«
Sans moi tu n’es rien Caleb. Si ce n’est pour moi, tu n’existes pas. »
Mais il n’est pas sa chose. Le sorcier accepte enfin de se retourner, Caleb se relèves et le fixe en plissant le nez. Lui le dévisage comme s’il venait de lui demander de faire la roue. C’est le cœur au détriment de la raison qui refuse la soumission.
«
Un problème Caleb ? »
L’adolescent, il a bientôt 18 ans. Dans quelques semaines, et il le fixe sans relâche, n’a plus envie de baisser les yeux. Il maudit cette vie qui l’a rendu si
malheureux, lui qui était supposé être
radieux. La misère et la boue, il aurait pu la supporter, si tous ces sorciers ne s’étaient pas amusés à le démembrer. Un par un, les membres de sa famille ont été décimés. Ils n’étaient pourtant pas nombreux, ni même dangereux. Mais il n’a suffi que de la folie de celui qui le défie du regard présentement, pour que tout s’effondre autour de lui.
Je t’ai tout donné, qu’il meurt d’envie de cracher au visage de son larbin, il le sait.
Mensonge éhonté qu’il se complait à ressasser depuis de trop longues années. S’il ose parler de ce toit lumineux mais désespérément gris, il se fourre le doigt dans l’œil et Caleb le pense avec force et véhémence. Humain il l’est et le restera, il n’a jamais arrêté de le lui rappeler. Dans chaque coup adressé, dans chaque lame qui l’a un jour frôlée. Faire couler son sang écarlate est un plaisir privé qu’il ne lui a jamais caché,
à l’humain.
Les ténébreuses ne le quittent pas un seul instant mais c’est le silence qu’il laisse planer. Lourd de tension, de non-dits qui meurent d’envie d’outrepasser la barrière de ses lippes asséchées.
Gringalet, c’est de cette manière que l’on pourrait le dénigrer un peu plus, quand il sent les ondulations des côtes sous sa peau. Mais pourtant,
il lui a tout donné qu’il s’évertue à penser si fort que ces mots ne cessent, dans son esprit, d’être imprimés. Courber l’échine, c’est ce qu’il veut que l’adolescent fasse lorsque ce dernier le voit approcher d’un pas, puis deux, alors que sa carcasse sur ses deux jambes n’a pas daigné bouger. Le poing serré, l’humain rêve de le cogner. Il en a assez. De l’intérieur, il crève et s’insurge, depuis trop longtemps retient tes mains. Il est pourtant encore
si jeune, putain.
«
J’ai dit… Un problème ? »
Il se rapproche encore et bientôt lui fait face, le surplombe de sa hauteur qui égale presque la sienne. Il est révolu le temps où il le dépassait de plus d’une tête et où sa silhouette imposante et assassine arrivait dans son dos sans qu’il ne puisse rien faire d’autre que courber cette fameuse échine. Caleb l’a en horreur et ce sont ses silences qui maintenant le lui font comprendre. Lui qui n’a encore jamais vu cet élan de rébellion dans les yeux de son précieux qui l’observent et ses sourcils qui se froncent. Il voudrait bouger, être capable de l’assassiner. Il en est à deux doigts car le brun n’a plus rien à perdre et il le sait. La mort serait même l’une des plus douces récompenses à ses oreilles qui se nourrissent de ce si précieux silence. Plus d’
asservissement et plus de traitresses
caresses. Plus d’
esclavagisme et d’infériorité. Plus de
médiocrité. Et si de crève-misère il devait finir en Enfer, celle-ci serait toujours bien plus douce que toutes ces années de souffrances au goût amer.
Le coup part dans sa mâchoire et il bascule finalement en arrière. Il voudrait rétorquer mais est juste incapable de bouger. Le maître a fini par s’agacer de son silence et de son indifférence à son égard. Sa
désinvolture est pour lui la plus ignoble des parjures. Sans doute voudrait-il encore plus, tellement plus, mais jamais Caleb ne compte le lui donner. Jamais il ne le fera. Alors c’est en bon
maître et
ascendant que sur lui son poing s’abat. L’adolescent souffle et le sent finalement couler une nouvelle fois, ce liquide carmin. Ce sang qui fait toute la différence. Le sang du rien, le rouge du vaurien. Fléau des maux et profanation de trop. Dans un grognement le geôlier le pousse et son corps, du mouvement en suit la course. Il n’y a rien qu’il puisse faire alors il se doit de se taire. Encore une fois, en espérant qu’un jour il se lasse de lui. Ses doigts sur la mâchoire du gamin se font douleur mais dans les yeux se noient les noirs reflets de tout ce qui le rend hargneux. Jamais plus il ne veut les baisser, ces yeux. Le sorcier le pousse et il recule, passe la porte qu’il ne connait que mieux. Et Caleb le dévisage, encore et encore. Lui, tout ce qu’il veut c’est le voir mort. La porte se claque et il ne tressaille même plus, mais sent dans la tension qui règne toute la colère qui le malmène. Le maître a toujours détesté qu’il soutienne son regard.
«
Tu vas finir dans un cercueil à ciel ouvert, Caleb. » qu’il lâche enfin, le ton sec et malsain. «
Toi et l’humanité basse de tes veines, vous allez souiller le sol de ces terres dévastées ! Et tu vas le faire en espérant nous rendre fiers. Parce que tu n’as pas le choix. Parce que tu n’auras jamais le choix ! ». Il s’énerve et la lampe est envoyée voler par terre dans un élan de violence. Caleb recule, par réflexe, heurte le meuble parfaitement calé contre le mur et son sang rouge ne cesse de s’écouler de sa lèvre bousillée. D’un pas d’un seul, le sorcier le rattrape et le saisit à la gorge, et bien qu’il n’ait plus honte de le fixer, la peur lui noue tout de même les tripes à l’idée de ce qu’il pourrait lui faire. «
Tu n’es rien ! ». Il souffle et beugle au creux de son oreille gauche. L’adolescent se retourne et fait face au mur, le souffle coupé et la hargne au cœur enragée sans jamais bouger. «
Mais ne vas surtout pas te leurrer, jamais le cercueil à ciel ouvert ou la crasse de Staten Island seront moins pires que tout ce que je vais te faire subir. »
Il va avoir 18 ans, bientôt, et il sait encore qu’il va souffrir. Il ignore juste que la pire des souffrances ne viendrait pas de
lui mais de la seule personne en qui il a appris à donner sa confiance entre ces murs. Le Père sait quelque chose qu’il ne devrait pas. Et c’est Caleb que l’on blâmerait pour
ça.
***
Caleb, descend. Sa voix résonne jusqu’en haut des marches où il dispose d’une chambre des plus modestes, pour ne pas dire une mezzanine sous les combles. Sa voix est si glaciale qu’il ne parait pas la reconnaître. Jamais Lase ne lui a parlé comme cela depuis qu’ils s’adressent suffisamment la parole pour en être devenus des
amants. Incrédule et ne comprenant pas ce qu’il peut bien se passer, Caleb hésite à descendre. Sa pommette commence à guérir des suites de sa propre altercation avec le Père de la maison et il descend lentement les marches malgré les appels répétitifs et impatients de celui pour lequel son cœur bat trop fort. L’adrénaline se fait doucereusement une place dans ses veines tandis qu’il pose le dernier pied sur le sol et toise le regard noir de Lase.
Pourquoi t’as fait ça ? Les sourcils de l’humain se froncent légèrement, signe de son incompréhension la plus totale. Il ne voit pas de quoi il parle, Caleb n’a jamais rien dit à personne, il est pour ainsi dire muet avec quiconque l’approche, ce qui lui a parfois valu d’être pensé
idiot.
Pourquoi tu lui as dit ?! La colère est telle qu’elle le fait sursauter et le brun en hausse les sourcils cette fois. «
Dit… Quoi ? » qu’il balbutie, rattrapé par ses réflexes de protection et soudainement attrapé par celui d’ordinaire si doux avec lui. Il déglutit, de peur que la colère ne s’écrase contre lui, et lorsque les mots lui éclatent au visage il commence enfin à comprendre ce qui se trame. «
Lase je n’ai rien dit… ». Ses doigts s’accrochent aux poignets de l’être aimé. «
Je n’en ai pas parlé, je te le jure ! ». Mais il se lit dans les yeux de l’autre qu’il est déjà trop tard. Laserian ne l’écoute pas, s’enfonce dans une rage telle que l’humain craint le pire. «
Je n’aurais JAMAIS trahi ton secret ! ». Ses paroles sont vaines, cela ne sert à rien. «
… S’il te plait ! ». La panique se mélange à l’adrénaline serpentant dans ses veines et il ne peut rien faire contre lui, il est trop frêle et n’a presque rien d’un homme. Les lèvres de Laserian s’animent pour dire des choses qu’il ne veut pas entendre, car il ne veut pas imaginer. Avec force il retient ses larmes, prunelles sombres embuées dont la vision se brouille. «
Je ne lui ai rien dit !! Lase je t’en supplie ! ». Ce n’est que lorsque le premier coup s’abat sur son visage que la première larme roule le long de sa joue. Choqué, Caleb tombe à la renverse avec lui, tente de se dégager de son emprise, en vain. Le blond a perdu la raison et refuse d’écouter quoi que ce soit, il est plus facile de penser celui qui sait comme fautif plutôt que de voir la vérité en face : son père l’avait appris par ses propres moyens. «
Lase arrête ! Ne fais pas… ». Un autre coup part, rapidement suivi d’un autre, rouge carmin qui s’échappe au même rythme que ses larmes salées coulent le long de son visage. Son cœur tambourine dans sa poitrine et tout cela fait si mal, mais il ne saurait toutefois dire si la douleur physique est la pire des deux ou non. Son cœur souffre en silence entre deux sanglots qu’il ne parvient à retenir en essayant d’empêcher ce qui reste de son amant de le battre à mort.
Mains tremblantes et visage tuméfié, la porte d’entrée claque sur le spectacle de désolation. Caleb roule sur le sol à la seconde où Laserian se relève pour faire face à son père. Abîmé et véritable boule de douleur, il rampe jusqu’aux pieds des escaliers menant à son salut, mais à la dernière seconde il refuse de gravir les marches. Pas sans
lui.
Tu m'emmèneras pas. Le cri résonne amèrement jusqu’à ses oreilles bourdonnantes et Caleb se recroqueville sur lui-même au moment où les pouvoirs se déchainent. Tête enfoncée contre ses jambes repliées, il attend que tout cela cesse, même s’il le voulait il ne serait pas assez fort pour empêcher tout ce chaos. C’est alors que l’une des silhouette tombe au sol et l’humain n’ose plus bouger, le visage et les mains en sang, pleurant dorénavant à chaudes larmes sous la torture du cœur qu’on lui inflige. Qu’
Il lui inflige. «
Lase… ». Il initie un mouvement vers lui.
Casse-toi. Puis s’arrête aussitôt. Ces mots sont pires que la Mort.
T'es sourd ? Dégage ! Une nouvelle fois, son corps tressaille bien malgré lui et il se surprend à écouter, trébuchant en direction de la porte.
Casse-toi et r'viens jamais. Son cœur se brise en mille morceaux et c’est là le pire de tous ses fléaux. «
Je n’ai jamais rien dit… ». Mais Laserian ne le regarde déjà plus et lui demeure sur le pas de la porte, prêt à disparaître à jamais. Tournant le visage vers la noirceur de la nuit, Caleb renifle, lèvres tremblantes. Il n’a nulle part où aller. Puis il se retourne vers celui qu’il aime, une dernière fois. «
Moi qui pensais que tu ne lèverais jamais la main sur moi… ». Et c’en est fini, la silhouette frêle disparait dans la nuit.
***
Deux longues années passées dans la crasse et la misère, à fuir un coven et l’asservissement des sorciers. Lorsqu’il a quitté la demeure des Hyde, Caleb y a laissé son cœur en miettes et il ne s’en est jamais vraiment relevé. Deux années à errer tel un fantôme prêt à se damner ou vendre son corps dans l’espoir de survivre et manger. Un gosse des rues, c’est ce qu’il est redevenu, mais rien ne saurait taire cette douleur qui sienne depuis ces longs mois. De nombreuses fois, il a voulu y retourner, pour le revoir et le retrouver, mais jamais ses pieds n’ont voulu l’y porter. Un fugitif, il n’est rien de plus qu’un fugitif, et aujourd’hui encore il court. Les branches le coupent et lentement l’assassinent mais iu court, encore et encore, sans jamais vraiment savoir où aller. Il compte s’arrêter, complètement épuisé. Cela fait bien longtemps qu’en ces lieux les oiseaux ne chantent plus et que les arbres survivent à peine, tout comme lui. La fumée qui s’échappe de certains endroits de la ville viennent couvrir le soleil et toute sa luminosité. Caleb est dans le gris permanent et ne se souvient plus non plus de ce que ça fait, la chaleur écrasante de l’astre solaire. Finalement adossé contre un arbre, il se laisse glisser le long de son écorce pour mieux sentir une nouvelle fois la terre sous le tissu de son pantalon trempé de boue humide et suintant le bitume. Il reprend sa respiration, en silence et observe, entend encore les échos des cris et des bruits de pas dans le creux de ses oreilles et en frémit. Encore une fois, il déglutit. Il n’en peut plus, en a assez vu. Cela fait bien trop longtemps que ça dure. La misère, la souffrance et les affres de l’indifférence. D’une main qui ne tremble plus il la sort enfin, cette lame qu’il est parvenue à récupérer en chemin. Des journées entières que cette idée saugrenue est venue s’imposer entre ses mains. Les mirettes se posent droit devant lui, sur l’horizon qui n’est plus et le silence absolu. Il n’y a que lui et lui seul. Personne pour décider de son sort. Trop longtemps qu’il n’a plus rien à perdre mais que sur lui s’acharne le sort. Alors aujourd’hui il lui dit
merde, au sort. Il leur dit merde, aux Sorciers, ne versera plus une seule goutte de sang dans le futur, si ce n’est aujourd’hui. D’une main ferme, seulement alors, Caleb tranche la veine de son poignet gauche, puis fait de même avec celle de son poignet droit. Le liquide écarlate transperce la terre et la boue séchées, s’échappe de son corps qui n’a eu de cesse d’être malmené. Il veut juste en finir et profiter. La lame, il l’envoie, dans un souffle, voler plus loin et sa tête repose à présent contre l’écorce de cet églantier. Il le sent qui s’échappe, son propre sang, le rouge se mêle à la terre et l’herbe verte de cette forêt terne qui n’est rien de plus qu’un parc, mais il garde les yeux ouverts sur un point fixe et respire doucement. Il profite du silence et de tout ce qu’il a à lui apporter. Une dernière fois.
Car enfin il est seul. Et lui seul à décider.
***
Il ouvre péniblement les yeux, le visage est flou et mal avisé. A en juger par la barbe grisonnante il s’agit de quelqu’un à l’âge avancé. Le temps d’un instant, son cœur fait une embardée à la seule idée d’être de nouveau entre les griffes de ce fou. Mais
non, l’aîné le rassure,
Mark qu’il s’appelle, humain de Staten Island, cette terre qu’il considère comme étant sa maison lugubre. Lugubre, mais maison tout de même, là où les sorciers mettent difficilement les pieds. Sans cet homme, Caleb ne serait plus de ce monde, et dans le fond il en avait toujours cruellement envie, gorge sèche et bouche pâteuse. Il lui paraissait que le monde l’écrasait de tout son poids, comprimant sa cage thoracique au point de ne même pas être capable de lever le petit doigt. Les jours qui suivent passent dans la même allure que celui-ci, avec une lenteur indéfinie, perdu entre conscience et inconscience.
Il a perdu beaucoup de sang mais nous sommes arrivés à temps. Il ignore alors que le dénommé Mark deviendrait son salut ces longs prochains mois, et qu’il saurait être la voix l’empêchant de simplement replonger dans les bras de Trépas.