Une chatte sur un toit brûlant │ Nell

En travers les néons :




Nell était une enfant épanouie ; c’est par cet adjectif que l’Histoire retiendrait ses jeunes années s’il y avait quelque postérité à ses mémoires.
Assénée de responsabilités qui n’étaient pas de son âge, elle s’en accommodait avec résilience et même, semble-t-il, un engouement particulier. Excès de maturité dangereux, diraient les spécialistes, destiné à se retourner un jour ou l’autre comme une carte de Tarot.
Mais l’Histoire est incapable de dire si les choses arrivent par fatalité ou par hasard.

La matrice de ce micro-monde donna cinq enfants. Nell, Sara, Miro, Emilie ; le petit dernier, Hamid, de neuf ans son cadet et qui eut la particularité d’être le seul  avec Sara à honorer par son prénom un peu de leurs origines, patronymes chaotiques qui ne seraient pas les derniers caprices de la Mère.
Hamid est aussi depuis sa naissance, la prunelle des yeux de Nell, autant que si elle l’avait portée elle-même ; et à l’exception de ce labeur, c’est un peu tout comme. Elle l’aime, son petit frère, malgré la distance et surtout en dépit de sa déviance.

Nell cuisinait, sculptait, dessinait, cousait – ses mains façonnaient le monde quelle que soit la matière et ça lui suffisait. Aujourd’hui, à l’exception des rêves où son intelligence rudimentaire se trouve un exutoire, elle est incapable d’aborder la moindre forme de création. La seule idée la tétanise autant que d’être aveuglée par les projecteurs dans une pièce noire.

Très tôt, elle s’est acquittée des tâches de la maison et de l’éducation de ses plus jeunes frères et sœurs. Les habitudes de sa mère devinrent pour elle un rituel, une chorégraphie dont Nell maîtrisait le moindre pas de danse : elle prenait le bâton des responsabilités chaque fois que la dépression et les drogues le lui rendaient trop lourd et le restituait à l'autorité maternelle quand il était à nouveau temps de se souvenir que ses enfants l’attendaient. Elle trouvait la force, surtout, de pardonner l’amnésie qui ponctuait toujours chacun de ses écarts, quand un nouveau sourire radieux sur son visage s’obstinait à les balayer des mémoires. A ne surtout pas en parler ; ou alors, les rares fois où il était insupportable pour Nell de se taire, à promettre. Systématiquement, que ça n’arriverait plus jamais.
A tort, mais Nell pardonnait.
Un temps, du moins.

L’académie signa le début d’une longue suite d’épreuves, un tunnel dont elle ne sortirait jamais. Gouffre sans fin, où elle vit tomber les derniers fragments d’innocence qu’elle était jalousement parvenue à conserver. Et par épreuves, on ne compte pas la risible cibiche, simple ego d’enfant soumise à ses premiers émois adolescents. Il s’agit bien de vraies déconvenues, de celles qui vous lacèrent et ne laissent de vos rêves et votre patience que des carcasses amoindries, décharnées, recroquevillées.
A tort sans doute, Nell ne garde de ces années que le souvenir d’un puis sans fond de terreur. Ni à cause de la foule dans laquelle elle se trouvait très bien, ni par ce nouveau monde que son âme aventurière s’impatientait de bouffer avec voracité . Mais bien à cause de cette autorité, qui tout à coup se prenait des allures de paroles saintes, quand les premiers exemples s’étaient montrés trop défaillants pour en nourrir la moindre confiance. Il y eut les professeurs, d'abord et qui, offusqués de se voir ainsi renier leur statut divin, se firent un devoir de lui expliquer qu’elle ne savait rien et n'était rien - qui ne mirent pas longtemps à la dégoûter pour de bon de toute forme de création propre.
Mais, surtout, il y eut le nouvel homme dans la vie de sa mère. Alors que les rumeurs prêtent encore un lit différent pour chaque engeance de cette femme et que la réalité en compte seulement deux d’une couche commune, les benjamins. Alors qu’elle avait vu passer des tas de figure avant lui, persuadés de détenir la parole divine, et que chacune s’y était cassé les dents avec plus ou moins de panache. Alors qu'elle n'y croyait plus et même, s'amusait un peu d'assister aux déconvenues de ce dernier en lisse.

L’homme était un Soldat du Coven, il était le gratin, il était le miracle. Charmé par cette femme qui savait très bien être délicieuse quand ses humeurs mélancoliques ne la dévastaient pas. Assez vaillant pour ne pas fuir comme les autres quand fatalement, la belle fleur s’étiola, que chaque pétale arraché révélait un démon en deçà. Au milieu de tout, Nell sait aujourd’hui lui reconnaître ça.

C’était aussi un homme sévère, qui ne supportait que peu la faiblesse et s’était fait un devoir de remettre la famille dans le droit chemin, en commençant par l’aînée de la fratrie. Ni par engouement particulier ni vraiment par vice, simplement parce qu’elle était la plus en position de redorer vite un nom dont il ne souffrirait pas longtemps l’éclat terni. Et bien-sûr, cette conviction à la guérir du mal qui avait toute celle de ses professeurs, la femme-enfant ne put la vivre que comme une agression.
De mémoire, il n’est pas une âme, pas un Homme, que Nell pourra détester autant qu’elle a haï celui-là.

Et l’histoire aurait pu s’arrêter là. Dans le gâchis d’un talent par les épreuves de la vie et un ego trop fort ; cette résilience qui ne pouvait pas tout endurer et choisit les études comme échappatoire, en se contentant parfaitement de médiocrité. Un doigt d’honneur un peu grossier à ces autorités et leurs seize années de retard.
L’histoire aurait dû s’arrêter là.
Mais le destin se parfois trouve un certain panache, un talent en somme, quand il s'agit de sublimer l'ironie en chef d'oeuvre.


Le bouffeur d’étoiles :




Elle le déteste.
C’est idiot, elle ne sait même pas qui Il est.
L’un de ceux-là, son Futur. Toutes les étoiles désignent Javed, mais peut-être que ce sera encore celui en place. Peut-être qu’il lui survivra, qu’il leur survivra tous. Peut-être qu’il est immortel – c’est l’effet qu’il lui fait, en tout cas.

Mais après tout, elle les déteste tous, à parts égales ; le Suprême un tout petit peu plus, parce que c’est lui qui chassera Hamid, et qu’elle ne le supporte pas.
Nell déteste ce sentiment de honte qui la gagne et lui hurle de s’estimer chanceuse, que des gens tueraient pour être à sa place. Rien qu’envie de crier qu’elle veut bien la donner, sa place. Que les dieux n’avaient pas besoin de descendre pour elle de leur tour d’ivoire, qu’elle n’ambitionnait pas de croiser leur route et n’a pas envie de les voir.

Son regard épouse un instant celui du plus jeune ; et dans la terreur qui manque de faire flancher ses genoux, elle renonce même à se confronter aux yeux des aguerris. Celui qui est à peine plus âgé qu’elle lui flanque des envies de disparaître alors les autres, grand dieu les autres...

Elle déteste ce sentiment d’imposture qui la gagne, Nell. Comme un besoin viscéral de hurler qu’ils se sont trompés de personne, qu’elle est désolée et que la foudre s’abatte sur elle.

C’est peut-être par lâcheté, ou peut-être parce que les ombres veulent l’engloutir ce jour-là avant même qu’elle le leur commande… mais elle ne se sabote pas, Nell. Elle renonce à ce qu’elle avait prévu de tout foutre en l’air. Elle excelle.

Parfois elle regrette, aujourd’hui, quand elle y repense.


Un peu.
Un homme a marqué le chemin de Nell, en la personne d’un de ses professeurs. Le seul, dans la masse des croquemitaines, à bien vouloir la comprendre. Accepter ses différences et ses défaillances, apprendre à la prendre - autant qu’elle avait à redéfinir tout le reste. N. lui doit le succès même indésiré de son parcours,  qui aurait été un véritable désastre de sabotage sans son intervention. Mais aussi et surtout, l’abandon d’une culpabilité énorme, qui était celle de ne pas savoir tout faire. De ne savoir rien faire, pour citer les Autres.

Ce n’est pas grave, il lui a dit un jour : il ne s’agit pas de remporter toutes les batailles, contente-toi des plus importantes.
Il lui a sauvé la vie, cet homme.

Et c’est en son nom qu’elle a poursuivi le combat. A dix-neuf ans, après trois ans de chaos et d’efforts sincères, N. est devenue espionne pour son coven. Missions accomplies, mise à l'épreuve étonnamment réussie par respect pour son professeur. Nell a montré une patte blanche malgré les souillures, une allégeance notable malgré les rancoeurs.

Ses dernières forces ont été savamment égrainées à ne pas les haïr. Ou du moins, aussi peu que possible. Ses rêves annihilés, sa famille abandonnée, Hamid qu’elle ne verrait peut-être plus jamais et même cette Figure qui le bannirait… N. enferma tout cela sous scellé pour mener les batailles qu’on daignait lui laisser. Elle disparut un peu – du moins ce qu’elle avait été un jour – au milieu d’un destin à l’ironie palpable. Mais elle fit en sorte que ce ne soit pas intolérable.

Elle servit le père, d’abord. Très loin de la politique, celle de Nell était utilitaire. On commandait, elle s’exécutait, et le crédit qu’elle gagnait par l’excellence de son travail, elle y achetait un mensonge de liberté. La bourse indécente versée pour son illustre labeur, elle la dilapidait dans des fioritures et des instants volés. L’anonymat qui l’avait privée de sa famille et condamnait toute forme de sincérité envers un autre que les hautes sphères – avec lesquelles elle entretenait par ailleurs des relations d’incompréhension mutuelle et pleine, parachevant ainsi sa solitude – cet anonymat-là, elle l’embrassait sous les néons de son quartier.
Quitte à n’être personne, Nell se noyait dans la foule, se complaisait dans la plèbe. Ce temps-là fut celui des premières expériences, à tous égards. L’enfant sage s’évapora totalement, sous les volutes incertaines de la femme-chat qui dansait sur ses trottoirs.

Elle fit ainsi la prime connaissance d’Hassan.
De toutes les figures sculpturales, il était déjà celle qui la rebutait le moins. Enfant bâtard dans une vie qui ne le lui pardonnerait jamais cette injure, il avait dans les yeux la déchirure des destins brisés d'avance. Ses yeux la faisaient se sentir moins seule et peu à peu, Nell se laissa gagner par le sentiment que pour cette raison, elle avait pu le regarder, lui, cet horrible jour que son destin à elle fut décidé.

Rencontré par hasard dans cette exaltation que lui procurent encore les nuits, que le monde est à ses pieds et n’attend plus que d’être dévoré. Hassan était un idéaliste flamboyant sous une armure impossible à ébrécher et à sa façon, il la touchait. Il la ralliait à sa cause. Dans son gouffre infini d’ombre et d’obscurité, les mondes qu’il parvenait à lui dessiner égayaient, pour la première fois, la monotonie de son noir opaque.

Beaucoup.
Elle se sentit trahie, Nell, à la mort de son père – lorsque contre attente il gagna le domaine des dieux, dans une ascension où elle ne le suivrait jamais. Les berges de ses plaies abandonniques à peine rapprochées, semblèrent lui exploser dans le ventre, comme un abysse de croquemitaines, le jour où tomba la nouvelle. Quelque chose se rompit à jamais et elle en avait conscience, et en un sens, trop conscience, à sentir son cœur se briser. La révolte à peine étouffée implosa encore, d’être obligée de subir le départ d’un autre vers un nouveau monde, alors qu’on l’avait arrachée au sien - et qu'on la laissait entre-deux, dans les limbes, seule.

Elle se souvint de son professeur, Nell. Se rappela les batailles importantes.

La conquête du monde, ne fut jamais une bataille importante. Ce ne fut jamais la sienne et ça ne le serait pas même si elle y mettait tout son courage. Elle le laisse aux autres, le monde, Nell – se contente bien de ses rêves et de la tiédeur rudimentaire d’un foyer pour inaccessible folie.
Mais les combats d’une personne que l’on aime, et qu’on abandonnerait aux requins par son absence, ça vaut les batailles du monde. Et si une seule personne fut un jour capable de rallier la Revêche à sa cause, cette cause valait tous les sacrifices qui devaient être.
Alors elle pardonna, Nell.
Et n’en parla jamais.


Passionnément.
Peu à peu elle prit ses marques, et la mesure de son utilité dans ces sphères qui ne l’intéressaient guère. L’acte de présentation démissionnaire du temps du Père devint un engagement envers le Bâtard, une attitude plus volontaire à le servir et à dire le fond de ses pensées. Des interventions, même insolentes, des opinions exprimées là où elle avait autrefois à peine l’envie d’en construire. Une certaine passion pour son exercice, aussi – ou du moins une fièvre à exceller dans ce domaine et apporter sa maigre pierre à l’édifice. L'édifice d'Hassan.
En ce qui la concernait, celui des autres pouvait bien brûler dans les flammes.

En cinq ans, Nell ne saurait situer le moment où cette bonne volonté recommença à dévaler la pente, sans personne cette fois pour la ramener au sommet. Comme si les verrous scellés avaient embrassé une forme de chaos contraire et décidé de sauter les uns après les autres. Plus elle le servait, plus il la gagnait, plus la mélancolie de sa propre solitude se creusait. Les choses qu’elles n’avaient pas dites lui revenaient à la lumière du jour ; un simple éclat de soleil lui devint très vite intolérable. La liberté pleine en oubli total de la nuit lui manqua bientôt chaque nouvelle lune, dès qu’elle commençait à décroître. Et toutes les aubes devinrent des sources de terreur insondable, incontrôlable, sans plus personne à qui quémander de la chaleur. Les créations qu’elle avait abordées à nouveau redevinrent des épreuves infranchissables. Les pinceaux, la cuisine, le tissu et la pierre moururent étouffé dans les cages d'angoisse au fond de son crâne.

Peut-être que se battre seule est trop exiger de soi-même, quand c’est aussi longtemps.
Ou que de voir un ami sur le point de l’abandonner pour son frère, elle qui avait perdu la prunelle de ses yeux, devint la goutte d’eau dans un vase rempli depuis des années.
En tout cas, elle dérapait, Nell.
Et finit par s’écrouler en beauté.


Pas du tout.
Il y a la culpabilité qu'elle savoure comme on mâche des graviers, à chaque coup abattu en elle. Le plaisir qui la brûle et la fièvre qui la prend, à perdre le contrôle, ce contrôle qui était tout ce qu'elle y venait reprendre.

Peut-être que c'est l'alcool.
Peut-être qu'il y a une forme d'envoûtement à sublimer l'échec, paravchever la connerie.
Peut-être qu'elle a touché le fond - et ces mains qui la prennent comme les démons vous tirent en enfer, elle voudrait seulement les voir aller jusqu'au bout. Accomplir leur funeste dessein et la détruire.
En tout cas, elle y prend du plaisir, Nell. Elle y ronronne, elle y revient, elle feule et elle griffe. Elle se perd à l'extase dans cet acte qui devrait la répugner.


« Où en étions-nous ? A la partie où tu dois me convaincre de ne pas m'expliquer avec ton suprême, je crois. »

Et le monde s'écroule, avec son illusion de contrôle - la présomption d'avoir étourdi un sot par le tour le plus vieux au monde. Nell est à moitié nue quand il la gifle avec ces mots, penchée au-dessus du bureau même où il la prise.Le mensonge de pouvoir n'est plus qu'humiliation, la puissance d'être femme devient une souillure indélébile.

Elle dira des grands mots Nell. Des absolus et des ultimatums, des va en enfer et des plutôt crever. N'achètera que quelques compromis de façade ; et le reste est Erreurs à écrire.

En rentrant chez elle à cette nouvelle aube, elle pleurera, Nell. Pour la première fois depuis des années, colosse de porcelaine pour de bon éclaté.
Et puis elle abandonnera, Nell, au milieu des torrents et des souffrances.
Un à quoi bon sans billet retour.
Elle embrassera le brasier.

Et ce soleil d'été qui revêt des chaleurs de purgatoire, Nell ne cessera de s'y laisser lécher. En espérant, peut-être, s'y réduire en cendres pour de bon.
Ultime liberté.