Des dieux & des hommes

Une silhouette efflanquée et désinvolte attend dans les entrailles d'un vieux parking souterrain. Sous les lumières pâlottes des lampadaires, une grisaille morne et macabre est tombée. Nereus patiente et fait les cent pas. Le bruit de ses semelles contre l'asphalte résonne en écho pendant que l'adolescent enfonce les mains dans ses poches.

Le silence pèse lourd et une tension viscérale lui noue les tripes. Son rendez-vous est en retard.

Ca fait trois jours que cette rencontre est prévue. Un entretien perdu dans les carnets de relation de Nereus, c'est un « ami » qui a eut l'insistance de lui faire accepter ce marché. « Ca ne durera pas longtemps », « Il n'est pas très exigent », « Il peut t'avoir un accès au restaurant de Huguenot] ». L'affaire semblait honnête mais Nereus n'avait pas que ça à faire. Quelque part dans la ville, on attendait qu'il livre une poignée de bricoles supposément magiques. Nereus n'en savait pas grand chose : Poser des questions n'était pas payant. Tout ce qu'il savait, c'était que si son rendez-vous ne se pointait pas, ce soir, il avait toujours un plan de secoure.

Le crissement d'un pneu lui parvient à l'autre bout du parking et Nereus tourne la tête, faussement détendu pour mieux percevoir le ronflement d'un moteur, plus loin. Il a un petit canif dans la poche de sa veste en jean. Une prévention courante mais néanmoins efficace. Il peut bien faire mille fois confiance à son indic', il ne sait pas ce qui l'attend.

C'est une voiture de luxe flambant neuve qui tourne à son côté pour approcher de loin, timidement. Noire comme la nuit, brillante comme un trésor. Nereus se promet qu'un jour, il conduirait ce genre d'américaine sportive. Ça pue le scandale, ça pue la thune, ça pue le pervers. En approchant, Nereus serre le couteau dans sa poche avec ses longs doigts décharnés et se penche sur le côté pour offrir à son nouveau client un sourire affable et avenant. D'un geste volontaire, il tapote sur la vitre sans teint de la voiture. Après un instant suspendu, le propriétaire daigne la baisser.

« Vous êtes Monsieur Stanford ? J'suis Clyde, l'ami de Nathan. »

Stanford le toise de haut en bas, sans sourire et sans amabilité puis il déverrouille la portière. Nereus le sent jusque dans ses tripes : Il répugne Stanford. Comme beaucoup d'autres types de son genre, il prend à peine le temps de le regarder. Le consommable, ça ne parle pas, ça ne fait pas copain-copain. Ils sont toujours honteux, ces déraillés de la ceinture. Ils s'imaginent que mépriser l'objet de leur désir fera d'eux des gens plus respectables. Les plus hautains sont les plus faciles : On parle pas, on agit. Ça se passe en quelques minutes, en quelques gestes répétés et efficaces. Chaque instant volé leur semble être un reproche de plus à leur accabler.

« Monte. »

Nereus sourit. Il ne doit pas parler, il le sait. Ces gars-là sont toujours instables dans leur détermination. Nereus serait prêt à parier son âme que ce type-ci a mis des jours avant de se décider. Avant de sauter le pas. Combien de chances avait-il qu'avant de mettre les clefs sur le contact, Stanford se dégonfle et ne lâche l'affaire ? Alors, Nereus s'applique à être ce qu'il doit être : Un objet sans âme. Aucune émotion, aucun regret. Rassurer. Fidéliser le client dans son propre confort. Autrement, il pourrait changer d'avis. Et ça, ça le ferait profondément chier : Il a faim et les hôtels ne le laissent jamais squatter leurs douches gratuitement.

Quand la voiture redémarre et quitte le parking, Nereus se laisse envelopper par la chaleur de la climatisation. Un frisson de confort redresse ses poils et il n'ose ni parler, ni sourire, de peur que Stanford n'aille pas au bout de leur petit entretient. Quelque fois, l'adolescent jette un coup d’œil vers lui, un peu curieusement, un peu fasciné. Stanford a sorti le grand jeu. Il sent bon l'aftershave et est épinglé dans un costume trois pièces qui doit valoir au moins trois fois la misérable existence de Nereus. Stanford n'a pas l'air très vieux. Pas plus d'une quarantaine d'années et des cheveux blancs éparpillés au-dessus d'un front strict et soucieux. Il ressemble à ces hommes d'affaire inhumainement beaux accrochés sur des panneaux publicitaires de mauvaise facture. Nereus se demande si Stanford a une femme. Une famille, peut-être ? Des enfants ? Est-ce qu'il en voudrait ? Le rêve : Être adopté par un sorcier.

Avoir une famille à obéir n'est pas dans les projets du garçon mais il se plaît à fantasmer une vie où il n'aurait pas besoin de calculer quelques tickets de rationnement au prix d'efforts que personne ne peut comprendre. Une vie où il aurait une véritable adresse bien à lui avec une boîte aux lettres toute jolie où serait étiqueté en écriture manuscrite son nom de famille. Ou celui de sa famille adoptive, on s'en fout. Nereus n'est pas difficile. Nereus Stanford. Ça sonnait bien.

Mais Nereus était au moins sûr d'une chose : Stanford avait l'air bien trop sain pour se permettre d'adopter le gamin qui le sucerait dans un hôtel à la nuitée bon marché.

***

La grande main de Stanford se perd dans les cheveux de l'adolescent. Un peu lascive, le bras déchargé de toute tension, il y a une tendresse presque interdite dans son geste. Mais la scène est révoltante pour qui pratique les bonnes mœurs. Le lit paraît gigantesque et Nereus a rarement été accueilli dans des taudis aussi luxueux. De grands rideaux opaques dévoilent à peine une matinée naissante, à travers les fenêtres gigantesques. Les meubles sont taillés de jolies petites gravures et d'arabesques végétales fleuries. Nereus tourne la tête vers la porte de la salle de bain et le frottement de ses cheveux sur les draps défaits semble déchirer l'air d'un bruit profane. Nereus voudrait bien aller profiter de la douche. Et son client lui semble assez détendue pour pouvoir faire venir un plateau repas. Stanford a l'air d'aimer faire semblant d'être charitable envers son prochain.

« Tu voudrais pas commander un truc pendant que je vais prendre une douche ? »

Stanford le regarde, presque outré, comme si l'adolescent venait de briser un instant de magie inavoué. Un sentimental. La pire des races.

« J'ai envie de passer un peu de temps avec toi... » D'un air fautif et coupable, Nereus abandonne sa tête contre le torse de Stanford. Il module sa voix pendant que son bras se glisse contre lui pour se lover comme un enfant contre son père. « Mais si tu veux pas, je compr... »

« Sucré ou salé ? »

Nereus redresse la tête et sourit. Il calcule son coup : Il a peut-être l'occasion de s'épargner la faim pour douze heures au moins.

« Les deux ? »

Subitement, il tente de se redresser et Stanford le garde fort contre lui. Le salaud a une force colossale, des épaules carrées et des bras puissants. Il pourrait sans doute tuer Nereus, s'il décidait d'éliminer le témoin. Alors, Nereus sent au creux de son estomac une peur lancinante et comprend que ce repas se fera dans une terreur pernicieuse. Se doucher, s'habiller, manger, récupérer son butin et se tirer. Nereus a l'impression que la porte sortie est encore très loin. Il aimerait pouvoir choisir quand est-ce qu'il désir se casser. Quand est-ce qu'il désir recevoir la tendresse. Quand est-ce qu'il peut dire merde.

Mais quand on travaille dans le social, c'est le jeu, ma pauvre Lucette !

Stanford lui embrasse la joue et Nereus peine à appliquer un sourire à son visage. Pour la forme et que son client ne perçoive pas la grimace de dégoût qu'il arbore, il colle affectueusement son front contre le sien. Puis rassemble ses affaires et disparaît dans la pièce voisine, sous le regard paternel de son client.

Dans la salle de bain, il y est seul. Chez lui. Les porcelaines et la faïence lui offrent une scène éthérée d'un paradis silencieux. Il n'y a ni souffle brûlant, ni frottement injurieux. Aucun regard qui lui impose l'attitude amoureuse. Alors, Nereus se laisse glisser dans la baignoire et s'allonge. Laisse couler l'eau et profite du confort. Voilà un salaire qui lui plaît. Quand il ferme les yeux, il se laisse imaginer que tout ça est éternellement renouvelable. Sa volonté réussi à garder un pied avec la réalité et le plaisir personnel et égoïste qu'il y prend motive son ambition. On rêverait tous d'un client comme Stanford.

***

Sur le lit sont étalés de la bouffe d'une qualité gastronomique que Nereus est incapable de comprendre. Du pain de seigle, du poulet fumé, des filets de poisson aromatisés à des herbes obscures, quelques tranches de salade méticuleusement coupées entre des morceaux de légumes cuits à la vapeur, des gâteaux saupoudrés de farine fait maison et de sucre glacé, un pot de sorbet aux fruits rouges et aux baies, des fruits confits et une grappe de raisin pour offrir une forme presque estivale à ce repas que Nereus ne réussi pas à terminer. C'est scandaleux : Avec tout ça, il pourrait vivre une semaine sans travailler. Il semble que si Stanford a tant commandé, c'était pour faire plaisir et se montrer généreux. Mais tout ça écœure Nereus plus qu'autre chose. Il essaie de glisser discrètement un ou deux gâteaux dans sa poche. Peut-être un morceau de pain qu'il pourra mastiquer en cas de coup dur.

« Tu as quelque chose de prévu demain ? »

Nereus hésite et prend une mine pensive. Il ne réfléchit pas à son emploi du temps mais à sa motivation de renouveler l'expérience dans un laps de temps aussi rapide. Mais il sait qu'il n'a pas d'option plus juteuse. Un peu dédaigneux, il enfonce un morceau de carotte dans sa bouche pour l'y laisser fondre sous sa langue et hausse des épaules.

« Même endroit, même heure ? »

Nereus acquiesce sans un mot tandis que Stanford lui embrasse le front.

Les sentimentaux. La pire des races.

« J'ai un peu honte... J'ai l'air d'un pouilleux, à côté de toi. »

Nereus rigole un peu. Ça ne le chagrine pas tellement : Ils ne sont pas censés être reconnus ensemble. Avec un peu de chance, la réceptionniste devait penser que le bon Stanford accueillait de pauvres enfants abandonnés dans son luxe. Mais il sentait que ce gars-là avait de sérieux problèmes à gérer son image. Et la dernière fois qu'il avait changé de tee-shirt, c'était il y a quatre jours. Il en avait marre de porter les vêtements encore trempés qu'il venait à peine de frotter d'un peu d'eau et de savon. Le neuf avait quelque chose d'incroyablement satisfaisant.

Stanford lui sourit. Quelque chose sembla briller dans son regard et Nereus sut qu'il venait de s'assurer de nouveaux fringues. Et cependant qu'il alla remettre sa veste, il sentit Stanford se lever pour se pencher vers un caillou tombé par terre.

« Qu'est-ce c'est... ? »

Nereus se redressa brusquement et observa ce que Stanford sembla reconnaître comme un morceau de quartz.

Moment d’interdiction stupéfaite. Pris sur le fait. Nereus arracha brusquement la pierre des mains de son client et pris un air profondément pressé.

« C'est rien ! Un cadeau ! Bon... On se revoit demain ? Il faut que je file, j'suis désolé. »

Stanford resta immobile et silencieux et observa la panique agiter le corps frêle de Nereus pendant qu'il rassemblait ses dernières affaires.

Une connerie ! Voilà ce que c'était ! Nereus avait voulu mille fois s'en débarrasser ! Avait voulu mille fois balancer ce foutu caillou à la flotte ! Et s'était mille fois dégonflé. L'âme blessée rien que d'y penser. La sensation de perdre tout ce qu'il possédait pour de vrai. Un morceau de lui-même. Quelque chose lui parlait à travers la résonance de ce cristal et Nereus avait parfois l'impression d'entrer en contact avec quelque chose de l'ordre du divin lorsqu'il faisait vibrer la pierre entre ses doigts. Quelque chose là-haut ou en bas qui l'observait, qui le guidait. Quelque chose qui le rendait fort et qui apaisait son âme. Avait fait naître en lui des émotions neuves et éclatantes. Ce petit bout de cristal sans couleur avait apporté des nuances étranges et interdites à sa vie et Nereus ne pouvait se résoudre à abandonner cet objet qui ferait certainement sa mort auprès du règne de l'Automne.

Alors, Nereus disparu de la pièce, emportant son salaire fait de services et de tickets. D'un peu de pain et d'un accès à une douche parfumée. Stanford ne sembla pas d'humeur à lui courir derrière. Comme si le Destin lui avait interdit de poursuivre cet enfant de la providence.

Le lendemain, Stanford revint au parking. Cette fois-ci, il était à l'heure. Mais entre les lumières sinistres, c'était la silhouette d'un autre adolescent qui se dessinait dans la pénombre.

« Clyde pouvait pas venir. Je le remplace. »

Stanford refusa de prendre cet autre garçon. Cependant, il s'attarda à lui abandonner un message pour le petit Clyde qui était apparu aussi furtivement dans sa vie qu'il avait disparu :

« S'il veut se faire de l'argent et récupérer ses vêtement, dites-lui que je l'attendrais ici. Même heure. »

Plus jamais Stanford et Nereus ne se croisèrent de nouveau.