Fallin' ✧ Mazen

Il l’a entendue. Quand elle est passée par la fenêtre. Même des années après, la porte n’est toujours pas son amie. Enfin, elle sait quand l’utiliser : quand les odeurs émanant de son appartement indiquent que les mains de Mazen sont occupées et qu’il ne risque pas de l’attraper au collet pour la foutre dehors sur le palier s’il la prend à jouer les funambules. Alors il n’a pas bougé, pas bronché le moins du monde, accueillant simplement son arrivée dans son espace de travail par un grognement. Leurs échanges ne sont jamais réellement plus brillants. Le pont construit entre le fossé qui les sépare est fragile et a été érigé avec patience, au fil de rencontres, d’intrusions, de petites attentions, de piques, de grondements. Blue, c’est un peu cet animal sauvage ramené par Kaz qu’il n’arrive pas bien à cerner, à comprendre. Non qu’il en ait particulièrement besoin. Cette bestiole étrange a fini par faire partie de son quotidien et il y a toujours une portion supplémentaire de ce qu’il a cuisiné la veille, dans le frigo, avec des instructions de préparation, pour le cas où il lui prendrait la fantaisie de venir attendre que Kaz et lui aient fini de travailler dans son appartement. Ce qui n’est pas rare, il faut bien le dire. Il a bien essayé de leur faire comprendre qu’il vaudrait mieux qu’elle ait une clef, histoire que les voisins ne finissent pas par appeler la police … en pure perte. Alors il ne dit plus rien. C’est tout juste s’il lui a indiqué que son humain de compagnon finissait une mission dont il l’avait chargé – raccompagner une cliente régulière particulièrement éméchée chez elle – avant de se remettre au travail. Et au menu de ce soir, du bœuf séché, façon thaï.


« Ca sent le gingembre, c'est ça? Ca a quel goût, le gingembre? » Trop absorbé, il ne répond pas immédiatement. Il a déjà pas mal de choses en tête, s’étant lancé dans une recette assez complexe. A cinq heures du matin. Mais la nuit a été longue et agitée et Kaz et lui ont bien mérité ce break. Enfin, et Blue, du coup. Même sans le verbaliser, il sent sa tension, encore plus palpable qu’à l’ordinaire. Et ce n’est pas seulement parce qu’ils se retrouvent en tête à tête, il en est persuadé. C’est loin d’être la première fois que cela leur arrive. Non. Il y a quelque chose d’étrange. Mais il ira doucement. Et pour l’instant, ses yeux, son attention et ses mains sont pris. Il finit par articuler : « Le petit bol rouge. Du gingembre frais. Et en poudre, dans celui d’à côté. » Une balance méticuleuse des deux pour en exploiter au maximum le côté citrus, les épices et en même temps cet aspect acidulé qui se mariera très bien avec le reste. « Goûte. » Même si elle ne l’a sans doute pas attendu pour s’exécuter. Regard critique aux oignons, qui ont besoin encore d’un peu de temps. A cela s’ajoute l’arôme des fondants au chocolat qui sont déjà au four, qu’il repassera un petit coup avant le dessert pour que ce soit parfait. Poivre rose et un zeste de yuzu avec. Une nouvelle association qu’il voulait essayer. Loin des tracas, loin des boîtes, aux fourneaux, Mazen est un autre homme, aux traits subtilement plus doux. Mais toujours aussi concentré et tranchant, surtout quand il a un public. Un brin agacé de ne pas être seul. Mais ne pouvant résister à satisfaire l’insatiable curiosité de la jeune femme. « Les feuilles à côté aussi. Coriandre. » Mais sa tension est communicative. Et il finit par grogner : « Détends-toi, je ne vais pas te manger, y en a assez dans la poele pour au moins quatre. » Et si elle continue, ça va être bien loin d’être délicieux. Et ça le contrarierait pour de bon.

Non, elle n’est pas détendue. Bien évidemment qu’il ressent toujours sa méfiance, à chaque entrevue mais là, c’est différent. Et ça le préoccupe. Il s’est fait à sa présence, c’est un fait. Mais il y a autre chose qui le titille, au plus profond de ses entrailles, qui voudrait lui faire détourner le regard de sa préparation, examiner ce visage qu’il a à peine aperçu depuis qu’elle est entrée. Parce que quelque chose ne va pas. Et quelque chose lui dit que ça ne va pas lui plaire du tout. Mais pour l’heure il se concentre, pour terminer avant qu’un instant seul de déconcentration ne rompe l’équilibre parfait de saveurs qu’il s’évertue à créer. Ce qui le mettrait de fort méchante humeur. Il est trop fatigué par sa « journée » pour que tout soit aligné convenablement. Alors il aimerait prendre les problèmes un par un. Aussi ne répondit-il pas tout de suite. Les oignons sont parfaits, il y ajoute la viande d’un mouvement expert du poignet avant de s’occuper de l’assaisonnement ; les gestes sont précis, rapides et ne laissent aucune place au hasard, pas de marge de manœuvre à l’imprécision. Jusqu’à ce que finalement, tout soit en place. Et qu’il ait un peu de temps pour faire autre chose, pendant que la cuisson s’effectue, doucement, entièrement millimétrée. Il s’essuie donc les mains sur le tablier qu’il porte par-dessus son uniforme de travail - pas pris le temps de se changer. « Ça me déconcentre. » Et il agit vite.

Il ne lui laisse pas le temps de le voir venir, même si ce n’est sans doute pas la meilleure approche avec elle. Mais il n’a pas le temps ni la patience de jouer au jeu du chasseur et de la proie ce soir. Surtout qu’elle ne lui dira pas ce qu’il veut entendre. Alors en un battement de cils, il est près d’elle, son menton fermement dans sa main gauche – sans violence cependant, les doigts de l’autre main écartant le rideau de ses cheveux pour révéler ce qu’elle cherche effectivement à cacher depuis son arrivée. Et la mâchoire de Mazen se serre. Car s’il peut rester impassible la plupart du temps, devant le visage meurtrie d’une femme, il est à chaque fois proche de perdre son sang-froid. Ou s’en défait, purement et simplement, en l’espace d’une seconde. Mais pas là. Parce qu’elle est là, qu’il peut agit et qu’il ne va d’ailleurs pas lui laisser le choix. « Viens. » Il ne lui demande pas vraiment son avis, sa main glissant jusqu’à son poignet pour l’entraîner vers la salle de bains. Sa poigne est suffisamment ferme pour qu’il s’assure qu’elle le suive, mais pas hermétique pour ne pas qu’elle étouffe. Il laisse la porte ouverte, autant pour lui laisser une issue que pour surveiller, au nez, l’avancement de ce qui se passe dans la cuisine, même si c’est à présent le cadet de ses soucis. Il la lâche, pour ouvrir l’armoire à pharmacie et en sortir de quoi s’occuper d’elle. Pas un son. Même s’il sent le grondement monter, au plus profond de ses entrailles. Et il finit par sortir, sourd : « Qui ? » C’est tout ce qui viendra, pour l’instant, le temps qu’il ne se sera pas calmé. Il s’approche d’elle, gaze recouverte d’antiseptique à la main. Sans doute pas rassurant. Mais clairement pas menaçant.

C’est plus moche de près. D’aucuns diraient que ce n’est rien, que ce n’est pas si grave en tous cas, pas de quoi se mettre dans l’état dans lequel il se trouve. Mais il n’y a pas de « rien ». « Rien » serait ce visage un brin agaçant, un poil trop attachant intact. Simplement en train de bouder ou de s’émerveiller, selon l’humeur. On l’a touchée. On a osé. Et nul n’a le droit de faire ça. Il lui faut un nom, rapidement. Quelqu’un contre qui tourner sa colère, une bande organisée, un voleur, un trou du cul à aller remettre en place d’un bon crochet du droit. Sinon elle va juste s’accumuler, et se transformer en tornade que personne n’aura envie de voir à l’œuvre. Parce que la colère est un réel problème, chez lui. Il y en a trop, qui s’entasse depuis trop longtemps pour qu’on puisse l’en libérer sans mal. Alors il est suspendu à ses lèvres. N’attend cependant pas pour commencer à appliquer les soins, quand il voit qu’elle ne fait pas un mouvement pour repartir. Sa posture défensive ne lui a cependant pas échappé et il tente de garder ses gestes les moins agressifs possible. Sa main libre revient chercher le menton, plus doucement, alors que l’autre applique la gaze avec l’antiseptique sur les plaies qui parsèment sa joue. Quel salaud peut se donner le droit de faire ça ? Et soudain, la réponse tombe. Réponse qui le fait se figer, coton en l’air. Il ne la voit plus. Il ne la regarde plus. Parce qu’il lui faut une immobilité des plus totales pour arriver à se contrôler, actuellement. Des policiers. Des gens de chez lui, de son coven. Cette unité vouée à la défense de tous. Comment … ?

Il ne cherche même pas une explication. Il ne veut même pas savoir ce qu’elle faisait, ou ne faisait pas. Parce que rien ne justifie ce qu’il voit. Et encore moins de la part de l’autorité que représente l’Automne. Ils sont censés être droits et ne pas s’abaisser à ce genre de choses. C’est ce qu’un homme lui a dit, un jour, alors qu’il allait commettre l’irréparable sur quelqu’un ayant agressé une femme. Un cadre. Une morale. Il ne s’excuse pas, non. Il ne se sent pas concerné par ce que ces gens ont fait. Chacun est responsable de ses actes. Point final. Il ne bouge cependant plus, encore quelques secondes. Avant de tenter, doucement, de faire jouer sa nuque, puis ses épaules. Un mouvement simple, mais dans lequel il sent la crispation intense de ses muscles. Mais qui lui en apprend suffisamment pour savoir qu’il va pouvoir bouger sa risque, pour elle ou pour lui. Le temps qu’ils restent à un rythme lent, tout ira bien. Il reprend donc. En silence. Un instant. Deux. Se décale. Reprend un autre produit. Et va pour renouveler l’opération. Ses gestes sont un peu moins saccadés. Il maîtrise surtout sa respiration, s’en servant pour redescendre. Lentement. En comptant de dix à zéro. Et en recommençant. Jusqu’à ce qu’il se sente prêt à desserrer les lèvres. Pour demander : « Des noms ? » Cela reste monosyllabique. Mais c’est le mieux qu’il puisse faire à l’heure actuel. Il faut qu’il continue à canaliser sa rage. Lentement. Silencieusement. Sans la lui imposer. Et en trouvant des pistes pour l’apaiser définitivement.

Des images se succèdent, se superposent à celles qu’il a sous les yeux. Chaque application de coton, c’est une plaie qu’il n’a fait qu’observer, qu’il n’a pas pansé, qu’il a laissé saigner. Chaque zone bleuie qu’il effleure délicatement, c’est un hématome qu’il a laissé s’épanouir, jusqu’à ce que ses conséquences ne se ressentent jusqu’aux tréfonds du corps. Parce que chaque fois qu’il prend la défense d’une femme, chaque fois qu’il se laisse emporter par la colère et en même temps, toucher par la situation, c’est à elle qu’il tente de rendre hommage. C’est auprès d’elle qu’il tente de se faire pardonner. Alors non, il n’est plus rationnel. Oui, il pourrait faire brûler le quartier. Même se rendre au poste séance tenante pour retrouver le responsable et le rouer de coups jusqu’à ce que son ire se calme. Et qu’importent les conséquences. Il n’y penserait qu'après et ne regretterait sans doute rien. Que vaut son existence, après tout ? Il ne fait pas un bruit quand elle confesse ignorer le nom et en même temps, à quoi s’attendait-il ? Ce genre de personnes n’est pas du genre à laisser de carte de visite. On aurait pu espérer un excès de confiance, un ego suffisant pour donner son patronyme, sachant pertinemment qu’il n’y aurait pas de conséquences, car qui irait prendre son parti ? Lui. De façon inattendue, même complètement déplacée. Pour Kaz, bien évidemment, préférant agir lui que voir son ami tenter quoi que ce soit - et finir sans doute dans le même état, voire pire. Et pour elle, aussi. Parce qu’elle fait partie de son quotidien. Et qu’il s’y est attaché, à sa façon.

Aussi quand elle l'interpelle pense-t-il à une demande. Une requête. N’importe quoi. Son geste se suspend donc, ses prunelles dans les siennes. Et la sentence tombe. J'te déteste. Pas un muscle ne bouge, que ce soit sur son visage ou dans le reste de son corps. Le coup l’a pris par surprise. Il n’avait pas vu venir cette déclaration. Etonné. Blessé ? Difficile à dire quand pas un tressaillement ne vient trahir une quelconque émotion. Il se contente de la regarder. Cette créature rentrée dans sa vie par accident. Cette écorchée vive qu’il pensait avoir appris à connaître. Bien sûr qu’il est conscient de sa méfiance. Mais jamais il n’aurait pensé mériter sa haine. Les secondes s’écoulent. La colère semble s’être éteinte, soufflée par la déclaration. Les mots ne viennent pas. Le temps s’est suspendu. Il n’entend guère plus que les battements de son coeur, ralentis. C’est un sentiment que beaucoup partagent. Sa voix, sans âme, énonce un fait. Ses fans ne sont pas nombreux et c’est quelque chose qu’il entretient. Le psychopathe qui a tué son frère à quatorze ans. Mais jamais il n’y a eu droit chez lui. Et même s’il arrive que Yunia lui balance des horreurs, il y a le reste, cette forme de douceur étrange qui n’appartient qu’à eux. Alors il la contemple un moment. Est-il devenu le monstre qu’il s’efforce d’offrir au monde ? Le regard de Blue le lui fait penser. Il se relève donc et jette le coton à la poubelle. Chaque mouvement est parfaitement maîtrisé pour sembler calme. Et il l’est. C’est un grand silence qui habite son être. Je te laisse finir. Pas question de la toucher après ça. Pas alors que ce qu’il prenait pour de la méfiance est encore plus grave. Et lui qui l’a attrapée…. Il se détourne et quitte la pièce, sans un regard de plus. Droit vers ses fourneaux, où il reprend sa place. Et se remet à l’oeuvre, dans un silence absolu. J'te déteste.

Le grésillement des ingrédients dans la poêle, les odeurs se dégageant de l’ensemble en parfaite harmonie ne parviennent pas à détendre Mazen. Agacé, il fait jouer sa nuque, y apposant la main pour qu’elle se relâche. Les mots l’ont atteint plus profondément que ce qu’il pensait et ce n’est pas une bonne nouvelle, loin de là. On aurait pu croire qu’après des années à se faire passer pour un autre, il aurait pris le pli, appris à prendre du recul sur ce que disent les gens. La plupart du temps, c’est le cas. Mais pas dans ces circonstances. Alors il s’emmure dans le silence, se raccrochant à la métrique précise de la cuisine, la partie créative étant terminée depuis quelques temps. Une pincée. Deux minutes. Retourner. Mais le plaisir n’y est pas. Il n’y a que ce goût amer, au fond de la gorge. Et la colère, qui revient. Pas contre elle. Comment le pourrait-il ? Comment la blâmer ? Sans Kaz, leurs chemins ne se seraient sans doute jamais croisés. Et s’il était intervenu, une fois, en voyant des gens s’en prendre à elle, elle lui aurait probablement craché au visage avant de s’enfuir pour ne plus jamais être vue. Il a eu tort de penser, quelque part au fond, que leur relation était autre chose que forcée. Qu’intéressée. Il ne s’en était seulement pas rendu compte jusqu’alors. Et ça le touche plus que ce qu’il croyait. Alors il finit par se détourner des fourneaux. Attraper quatre assiettes. Deux grandes. Deux à dessert. Tout est mécanique, chez lui, parfaite illustration de son coven en cet instant. Les pâtisseries sont soigneusement déposées au centre de chacune des plus petites. Un post it est arraché de la pile collée à son réfrigérateur, sur lequel il appose les instructions pour les réchauffer. Puis c’est le tour du plat de résistance, savamment disposé dans un arrangement digne d’un grand restaurant. Sobre, mais élégant. Une note, pour le cas où Kaz rentrerait trop tard. Pour ne pas qu’il mange froid. Qu’ils mangent froid.

Il ne lance pas un seul regard en arrière, vers la salle de bain où une faible confession a pourtant eu lieu. Il y a trop de paramètres à prendre en compte. Et il va les analyser un par un, comme le stratège qu’il est. Il lui faut un plan de bataille, et il l’a. Il sait où aller, il sait à qui parler pour essayer de faire changer les choses. Pas pour elle. Non. Elle vient de lui faire comprendre que ce n’est pas sa place. Que ça ne l’a jamais été. Et que ça ne le sera jamais. Il ne laisse pas une explication de plus. Kaz sait comment le joindre s’il en a besoin. Quant à elle … mieux vaut qu’il disparaisse. Le temps qu’elle pense les blessures infligées par ses semblables. Qu’elle se restaure. Et qu’elle s’en aille. L’ordre normal des choses. Ce n’est qu’une question de survie, il est bien placé pour le savoir. Alors, la mâchoire serrée, Mazen Vanserra attrape son manteau et sort. Quittant son propre appartement, pour s’enfoncer dans les rues sombres et silencieuses en cette soirée déjà bien entamée. Pour ne pas revenir avant qu’il se soit calmé. Que l’endroit soit désert. Et qu’il ne se soit souvenu de ce qu’il était. Une enveloppe vide. Animée d’une soif de vengeance qu’il offrira pour toute femme bafouée. Une mécanique bien huilée. Et. C’est. Tout.