the day we met | ft. Priska

Le Dernier Rituel approchait à grands pas, elle sentait presque l’énergie des préparatifs fourmiller autour d’elle comme un milliard de minuscules insectes sur sa peau. Priska chassa de ses boucles brunes quelques flocons de neige qui fondaient déjà, ultimes vestiges d’un sortilège improvisé par un couple qui rêvait d’une demande en mariage sous la neige. Elle avait trouvé cette scène incroyablement magique et s’estimait heureuse d’avoir pu y assister, même si c’était en spectatrice fantôme – effacée dans un coin sombre de la rue, alors que certains badauds s’amassaient par curiosité et volonté de partager l’euphorie du moment. Sa silhouette s’était éclipsée aux premiers applaudissements, ses joues rosies par l’émotion. La fin de l’année poussait parfois les gens à certains actes téméraires, ou emplis d’espoir. Le sien s’était résumé à acquérir un peigne enchanté, auquel il manquait une dent, dans l’espoir que la magie résiduelle lui permettrait à la fois d’étudier la façon dont il avait été fait et, peut-être, de l’utiliser une dernière fois. Elle avait bien envie de quelques mèches dorées pour cet été… La tête dans les nuages, la jolie n’avait pas prêté la moindre attention au chemin emprunté par ses petits pieds chaussés de bottines de cuir noir. Elle aurait pu continuer d’avancer ainsi sans relever la tête, sauf qu’une voix d’homme la fit tressaillir brusquement : « Tu vas où, comme ça ? » Son premier réflexe fut d’ouvrir la bouche pour répondre, mais Priska se stoppa immédiatement et décida d’accélérer le pas. Impressionnant comme la démarche chaloupée du type lui permit de se trouver aussi vite sur sa trajectoire. Elle serra les poings dans les poches de sa veste rouge vif. La puanteur de l’alcool rance la frappait seulement à présent qu’elle s’était arrêtée et elle se maudit de s’être montrée aussi distraite. « Ecoutez, je… » « Toujours aimé les jolies brunettes, » qu’il marmonna à l’attention de son collègue, éclatant d’un rire un peu trop gras, un peu trop proche d’elle. Ses paumes se mirent étrangement à chauffer et elle inspira malgré l’odeur nauséabonde en reculant d’un pas. Elle avait les capacités pour s’en sortir, Leon ayant insisté à lui donner des techniques d’auto-défense depuis qu’elle était en âge de sortir seule, mais…

« Je-je ne suis pas… » « Sois gentille. » Ses prunelles aux reflets noisette virèrent subitement au noir abyssal quand elle les releva vers le deuxième homme. Ses pommettes avaient beau être embrasées par la gêne, elle n’était pas une gamine sans défense. Et alors qu’elle rassemblait son courage à deux mains pour les remettre à leur place, une quatrième ombre se rajouta à leur scène. Encore un homme. Le fard de la sorcière s’intensifia et, machinalement, elle recula à nouveau, certaine de s’être fourrée dans un pétrin mille fois plus gros qu’elle. Son talon heurta un pavé défait, la stoppant dans son mouvement en lui arrachant un souffle surprit. Elle redressa le menton dans un acte de fierté, prête à défendre chèrement chaque centimètre de terrain restant de son espace privé… Et remarqua qu’il ne s’arrêtait pas pour lui faire face : au contraire, il lui tournait le dos et s’adressait aux deux poivrots. Elle cilla, surprise, muette même. Deux minutes entières s’écoulèrent ainsi, le temps qu’ils déguerpissent et qu’elle comprenne que la seconde question lui était adressée. « Euh… Mmh… » La chaleur avait déserté ses mains pour se concentrer sur son visage, lui donnant l’impression d’avoir couru un marathon. Elle résista à l’envie de passer ses doigts froids sur sa peau, s’éclaircissant la gorge d’un hm se voulant retentissant. « Plus que je ne le voudrais. Mais j’avais la situation parfaitement sous contrôle, » souffla-t-elle en lissant le devant de sa longue veste rouge, fuyant son regard. « Parfaitement sous contrôle. » Son marmonnement fut étouffé par le bruit de ses talons sur le bitume quand Pri s’écarta de l’homme, sa haute stature la troublant encore plus que la proximité des deux types de tout à l’heure.

Peut-être que leur échange aurait pu s’arrêter là, et peut-être qu’il aurait dû. Son état cramoisi la poussait à rechercher la fuite, néanmoins le rush d’adrénaline dans ses veines l’interrompit après deux pas, la faisant se retourner vers lui. « Et vous aidez souvent les damoiselles en détresse ? » Un flocon termina de fondre sur sa tempe, la perle translucide roulant sur sa joue jusqu’à ce que la jeune femme la chasse d’un revers de la main. Chacun de ses mots était contrôlé, de façon à ce qu’elle ne s’emmêle pas les pinceaux contrairement à son habitude. Quelque chose dans l’attitude de l’autre avait piqué sa curiosité. Elle ajouta, un sourcil levé : « Vous n’avez pourtant pas l’air d’un chevalier en armure. » En d’autres circonstances, Priska aurait sûrement sourit à sa phrase – si elle le connaissait, si elle n’avait pas été mise à mal quelques minutes plus tôt, si… Si elle n’était pas autant sur les nerfs, aussi. Un soupir franchi la barrière de ses lèvres fines. « Je suis désolée, je me comporte comme ma sœur, merci d’être intervenu. » La fille de l’Automne repoussa une mèche sombre derrière son oreille, relevant ses yeux bruns vers celui qui lui était venu en aide. « Priska. »

Vigoureux hochement de tête pour appuyer sa présentation. Et elle faisait tout pour agir le plus naturellement possible en dépit de sa mine écarlate.

« Leçon élémentaire de survie : le mouvement attire l’attention des prédateurs. » Un trait d’humour fusa, comme une étoile filante, mourant avec la même rapidité.

Les mains fourrées dans les poches, tous les deux, ils s’observaient avec la curiosité de jeunes gens maladroits, des gamins qui auraient grandi trop vite. D’apparence, le Printemps était plus calme que l’Automne, et pourtant ils étaient diamétralement opposés à l’intérieur. Alors que l’apaisement gagnait progressivement la lutte contre sa timidité maladive, Priska se prenait à l’observer avec plus d’audace. La façon dont il se tenait était stricte, presque formelle malgré l’absence d’uniforme. Ayant été élevée parmi les enfants du feu, elle reconnaissait cette posture, mais cela ne voulait pas forcément dire qu’il avait suivi une formation militaire. En tout cas, elle était sûre qu’il ne faisait pas partie de son coven. Ils finissaient par tous se connaître à force, et quelque chose lui soufflait qu’elle se serait souvenue de ces orbes chocolatés. Ce n’était pas parce qu’il était incroyablement séduisant, bien qu’il ait un charme certain, mais parce qu’à chaque fois que ses lippes se soulevaient, son sourire ne se communiquait pas à ses yeux. Sincèrement intriguée inquiète, même pour un inconnu la sorcière pencha légèrement la tête sur le côté en l’étudiant, faisant mine de chercher une réponse à sa question. « Hmm… Je ne sais pas. Je ne vous connais pas assez encore, mais l’armure étincelante ne vous irait sûrement pas. » Elle haussa les épaules, son esprit tournant à vive allure alors qu’elle feignait un total détachement. Comme à chaque fois, son langage corporel était celui d’une jeune femme un brin ingénue, fragile petite fleur, quand son intellect alimentait les mille et une réflexions qui lui venaient. Il remua, étendant son bras jusqu’à elle, ce geste lui attirant une œillade surprise. Cela faisait longtemps qu’on ne lui avait pas proposé de poignée.

La belle enfant considéra la main tendue une seconde de trop, juste assez pour qu’une nouvelle vague de gêne ne l’empourpre, puis la saisit délicatement dans la sienne. Une poignée ferme, bien que douce, et aussitôt elle remarqua la rudesse de la paume contre la sienne. Une dextre abîmée, qui lui rappelait celle de son père – même quand il l’effleurait avec toute la tendresse du monde, Leonhard avait les mains rugueuses. Mécaniquement, quand Priska croisa le regard de son interlocuteur, elle esquissa un fantôme de sourire amusé. « Sirius… » Elle cligna des yeux, relâchant sa prise et glissant à nouveau sa menotte dans sa poche. « Comme l’étoile. » Ils échangèrent un nouveau regard, la risette sur son visage prenant des allures rieuses. Ce silence n’avait, pour une fois, rien de gênant. Et il ne fuyait pas, lui non plus, ce qui la changeait agréablement de ceux rebutés par son absence de conversation dans les premiers temps. Par contre, Rina en avait souvent assez de l’entendre « jacasser » à longueur de journée. Mais elle aimait leurs repas, tous ensemble, où elle partageait ses nouvelles découvertes et où elle pouvait un peu changer les esprits de son père et de son aînée. Priska détourna finalement les yeux, cherchant la lueur du soleil qui avait définitivement disparu derrière un bâtiment adjacent, remarquant qu’au-dessus d’eux le lampadaire s’était allumé en grésillant d’un air monotone. Le mouvement de Sirius lui valu d’attirer son attention et elle vrilla ses prunelles noisette sur lui, résistant au réflexe de faire un pas en arrière quand il en fit un vers elle.

« Me raccompagner ? » Relax, Pri. La prudence lui dictait de refuser. Son tempérament même le lui hurlait, souhaitant retourner à sa normalité réconfortante. Mais la voix autoritaire de Katarina lui parvenait presque : ce n’est pas en attendant la bouche ouverte que ça va te tomber tout cuit dans le bec ! Qu’est-ce que tu veux, le bébé ? Si ça te plaît, tes artefacts, et les étudier, pourquoi tu le ferais pas ? Quand la cadette avait tenté de trouver des arguments pour contrer la jeune femme aventureuse, la sanction était tombée tout aussi sec. Sois pas ridicule. Il faut que tu oses des choses dans ta vie, Pri. Des petits trucs, ici et là. Tu verras, ça t’aidera. Et en y repensant, la pupille de l’Automne réalisa que cette situation était probablement typiquement de celles dont parlait Rina. Si elle voulait vraiment mettre en ligne Fireflies et faire décoller son affaire, elle devrait être apte à combattre ce parasite qui peignait ses joues de rouge et obscurcissait son jugement. Trop timide, trop réservée, trop effacée. C’était la fin de l’année, Two Black Eyes répondrait peut-être à ses besoins… « Pourquoi pas ? » Et avant qu’elle ne puisse y songer à deux fois, les mots se bousculèrent hors de sa bouche avec un peu trop de vivacité. Une nouvelle vague de chaleur se propagea jusqu’à la racine de ses cheveux bruns. « Ahem, je veux dire, si vous n’avez rien d’autre à faire, pourquoi pas ? »

Elle remua les doigts dans ses poches, mal à l’aise. Pour autant, Priska s’efforçait de plus autant détourner le regard. « J’arriverai peut-être à savoir à quoi vous ressemblez d’ici là. » Un sourire, hésitant. « Deal ? » Elle recula d’un pas, désignant une ruelle du menton. « J’habite par-là. » Greenwich Village. Une fois qu’elle en aurait atteint les frontières, elle n’aurait plus besoin de garde du corps. Non pas qu’elle en avait besoin en temps normal, néanmoins il s’était proposé… Et c’était un choix audacieux que de dire oui, n’est-ce pas ? Plutôt que d’essayer vainement de calquer son pas sur le sien, la jeune femme décida d’aller à son rythme et de le laisser trouver le sien. D’une main, elle repoussa sa crinière aux reflets de bronze, lui jetant un coup d’œil sur le côté. De profil, les cernes sous ses yeux paraissaient moins flagrants. Elle ne lui donnait pas plus de quatre ou cinq ans de plus qu’elle, encore qu’elle se demandât si cette impression qu’il soit plus âgé ne vienne pas de la fatigue qui se lisait sur ses traits ou de son impassibilité étrange. « Donc, vous traînez souvent dans les parages pour aider les femmes dans le besoin ? » Small talks. Badineries. Marcher l’aider à évacuer son stress, qui se mélangeait à l’adrénaline en amenant tout le sang que son petit corps contenait sur son visage et son cou. Marcher lui apportait aussi indirectement un peu de fraîcheur pour y pallier, car maintenant que le soleil avait totalement disparu, une chape d’humidité tombait sur la ville et sur leurs épaules. « On ne vous a jamais proprement remercié pour ce genre d’intervention, alors ? » Elle le devinait à la façon dont il lui avait dit qu’elle était la première à s’attarder. C’était dommage. Ils étaient peu à se dresser lorsqu’il le fallait. « Je suis désolée que ça se soit passé comme ça, les dernières fois… » souffla Pri en regardant à nouveau devant elle. Sincère. Tendre. Inconsciente de l’étrangeté de ses propos – ne voulant finalement pas y accorder la moindre importance. C’était la vérité, après tout.

Une épaule, timide, qui remue quand il la questionne au sujet de l’astronomie. C’est un sujet comme un autre aux yeux de la jeune femme, qui ne cesse finalement de papillonner entre différents domaines. Et puis elle avait découvert, au fur et à mesure de sa longue étude, que les artefacts étaient souvent intimement liés aux mouvements des planètes - rien d’étonnant au final lorsque l’on savait que la magie elle-même était influencée par le cosmos. « Oui, même si je suis loin d’être une experte. J’ai toujours trouvé ça très… » Elle hésita, cherchant le mot exact, réprimant un bafouillis incompréhensible. « Poétique. » C’était ça. Mélancolique parfois, inspirant. De nombreux mythes et légendes étaient rattachés aux astres, un domaine autrement plus exploré dans ses recherches sur la magie ancienne. Astoria regorgeait de vieux ouvrages à ce sujet, de témoignages. Certains juraient que les étoiles avaient une voix, qu’elles avaient un but précis. Two Black Eyes. Cette mention à elle seule détonnait de l’importance de la Voie Lactée au-dessus d’eux. Une ombre passa dans les prunelles du sorcier, vague à l’âme dont elle ne savait que faire et qui s’envola tout aussi vite qu’il était apparu. Deal. Peut-être que cette marche aux dernières lueurs de l’aube ne donnerait rien de concluant. Elle avait beau être douée pour décrypter les autres, certains pouvaient demeurer des énigmes à tout point de vue. Mais Priska avait espoir d’arriver à ébaucher une esquisse de ce portrait-ci, comme un artiste qui en aurait caressé les contours du bout d’un fusain. Il l’intriguait, parce qu’en-dehors de son visage avenant, presque amical, il avait été en mesure de projeter suffisamment d’autorité pour faire fuir deux hommes. Un exploit qui l’avait marquée, car elle savait que l’alcool rendait souvent plus brave que couard, et parce que Leonhard lui contait régulièrement ses déboires en tant que représentant de l’ordre. Il y aurait dû y avoir plus de grabuge… Et pourtant. Ils étaient simplement là, deux silhouettes embrasées par les ultimes rayons. Seuls. Ensemble.

Elle l’écouta exposer son point de vue, son fin minois froncé par l’air sérieux de celle qui réfléchit beaucoup trop. Chaque conversation revêtait, avec Pri, une notion importante. Il n’y avait pas vraiment de badinages avec elle, parce que son cerveau tournait trop vite, tout le temps. « Je ne pense pas. Je n’oublierais votre visage, si vous étiez mon agresseur, mais je serais parfaitement capable de faire la part des choses et de remercier la personne qui m’a aidé. » L’Automne hausse un sourcil, intrigué, cherchant à croiser le regard de son vis-à-vis en dépit du fait qu’ils marchaient de concert. Il commettait finalement la même erreur que les autres - et elle ne l’en blâmait pas, bien au contraire. D’un pas supplémentaire, elle s’arrangea pour le devancer légèrement, pivotant sur ses talons pour avancer à reculons tout en le fixant. Une lueur légèrement amusée s’était allumée dans les orbes sombres, comme piquée au vif par sa question. « Mon père ne m’aurait jamais laissé m’aventurer seule où que ce soit si je n’étais pas capable de me défendre. » Elle l’avait dit avec la fierté d’être sa fille, le menton un peu relevé, la poitrine soulevée par une bouffée d’orgueil et d’affection impossible à réprimer. Elle ne le remarquait même pas, tant elle n’aurait pu taire tout l’amour qu’elle avait pour lui. C’était naturel, pour Priska, comme de respirer. « Je vous l’ai dit : j’avais la situation parfaitement sous contrôle. » La peau écarlate s’était adoucie vers des teintes rosées, délicates, et elle dû se faire violence pour ne pas fuir le contact visuel quand il eut un sourire moqueur. Difficile de croire ce que la sorcière disait, surtout après l’avoir vue en difficulté. Pinçant les lèvres, elle glissa ses mains hors de ses poches, ralentissant légèrement l’allure de son avancée à reculons.

« Vous ne me croyez pas. » Ce n’était pas une plainte, ou un cri de colère. Juste une constatation, à laquelle elle cherchait une solution. « Je pourrais vous en donner la preuve. » Et ce faisant, elle écarta légèrement les bras, comme dans une invitation muette. Ce n’était pas dans son tempérament, ce n’était pas ce qu’elle voulait réellement. Mais Katarina avait raison : elle n’obtiendrait pas le statut qu’elle recherchait si elle ne s’aventurait pas davantage hors de ses zones de confort. Et puis… Elle s’en savait capable. Elle était fille de soldats, soeur de guerrière, pupille du feu et de l’ordre. Son père avait tenu à la former sur divers domaines, justement pour éviter qu’elle ne soit désemparée face à de telles situations. Il avait voulu qu’elle soit prudente, encore plus avec l’émergence des Red Thiefs et de la vague de chaos que cela avait engendré. Certains n’attendaient que ça, un moment d’inattention, un regard distrait, pour foncer sur leur proie. Comme les aigles qui patientaient jusqu’à l’instant propice pour la mise à mort. Un rapace. Il y avait un peu de ça dans les méandres de son regard, à Sirius, quelque part derrière l’amabilité affable, la passivité polie, il y avait d’autres nuances. D’autres facettes sous la surface. « Ne vous inquiétez pas, je ne mords pas, » osa-t-elle ajouter en le voyant indécis, un sourire relevant le coin de ses lèvres.

Les talons claquaient à un rythme régulier, dénotant de la démarche posée de la jeune femme. Elle étudiait chacun des mouvements que l’homme faisait, le regard qu’il posait sur elle, le frémissement dans la poche de sa veste juste avant qu’il ne sorte sa main. Priska n’était probablement pas l’une des meilleures combattantes de son coven, mais elle compensait son manque de force et de réelle fougue par une observation impeccable – ainsi qu’une vitesse somme toute appréciable. Leonhard avait rapidement remarqué qu’elle n’avait pas le même feu que Rina et qu’il serait donc inutile de lui faire suivre un entraînement similaire Il avait fallu comprendre les forces et les faiblesses de la cadette, repartir de zéro, s’adapter. Sans doute que si elle n’avait pas insisté, elle serait devenue l’une des rares enfants de l’Automne n’était pas particulièrement formée – un comble lorsque l’on considérait que toute sa famille prospérait dans cette atmosphère saturée de violence. Même si, au final, ils combattaient pour la bonne cause, cela ne les rendait pas moins belliqueux. A se demander ce que la génétique avait pu rater avec la dernière… Sauf que ce n’était pas entièrement vrai. Pri se battait comme une lionne pour ceux qu’elle aimait, bec et ongles pour protéger le cœur de son père, les restes de l’innocence de sa sœur. Sa force ne résidait simplement pas dans ses poings. Ou plutôt, ce n’était pas son arme principale.

« Ils n’étaient pas eux-mêmes. Et aucun n’avait encore eu l’occasion de me toucher… » répondit-elle simplement, penchant la tête sur le côté tandis qu’une mèche brune lui glissait devant les yeux. « Ne vous inquiétez pas, je ne mords pas. » Un frisson la parcouru, pure décharge d’adrénaline, quand il baissa les yeux sur sa mine impassible. « Ce n'est pas vraiment mon genre de m'attaquer à quelqu'un comme ça... » « Félicitations, vous êtes une personne équilibrée, » lança Priska avec un sourire aux allures espiègles. Cependant, si sa bouche se mouvait pour donner la répliquer, ses prunelles captèrent rapidement le mouvement dans sa direction. Elle aurait pu tenter de l’éviter, s’esquiver à la dernière seconde, néanmoins si elle avait retenu un conseil de son père, c’était qu’il fallait parfois se laisser approcher pour mieux se défendre. Les doigts du Printemps s’enroulèrent avec une certaine force autour de son poignet, et une lueur s’alluma dans son regard – fier – pendant qu’il s’apprêtait à immobiliser son deuxième poignet. La joue de la sorcière se creusa d’un sourire appuyé. Sans détacher ses yeux des siens, l’Automne fit un pas vers lui, détruisant la distance qui les séparait ; son souffle s’écrasa dans le cou de l’homme et elle profita de sa surprise pour passer sous son bras en pivotant comme une ballerine, s’aidant de sa main libre pour passer rapidement dans son dos. De cette façon, la prise sur son poignet s’affaiblit et Pri saisit l’occasion pour inverser l’ascendant. Sa poigne était moins forte que la sienne, mais toute aussi ferme.

Elle remonta brièvement son poignet dans son dos, lui montrant qu’elle aurait pu le maintenir en son pouvoir ainsi, mais le relâcha tout aussi tôt en reculant de deux pas. La scène n’avait pas duré plus d’une poignée de secondes, petite flamme brune dansant autour de sa haute silhouette, et maintenant elle se tenait à une distance respectable en l’observant avec de grands yeux attentifs. L’exercice lui avait semblé familier, l’ayant répété de nombreuses fois avec Leonhard… Et pourtant, drastiquement différent. Elle l’avait sentie, sa chaleur, son odeur presque trop légère pour paraître masculine, sa force de ses muscles. Elle avait vu le dessin de ses muscles sous ses vêtements, l’éclat presque sauvage qui avait scintillé dans son œil – un météore d’un sentiment rapidement détruit, enfoui. Priska entrouvrit une seconde fois les bras, légèrement. « Convaincu ? » Elle sentait presque encore son souffle effleurer ses mèches. C’était incroyable comme quelques secondes pouvaient aisément ressembler à des heures dans certaines situations. Désormais parfaitement immobile, la jeune femme se rendit compte du fin sourire qu’elle arborait depuis sa riposte. Ses veines pompaient plus vite. Galvanisée par sa victoire, alimentée par l’adrénaline, elle n’avait subitement plus si honte de la rougeur qui parsemait encore ses pommettes.

Rina avait passé des heures sur le ring, en compagnie de leur père, et ce dès l’instant où elle avait cessé de se défier de lui. Leonhard avait compris qu’il n’y avait pas de réelle animosité à son égard, plutôt une rage envers le monde entier qui l’avait privé de ses parents. Une incompréhension. Un besoin d’en découdre, qui lui avait paru familier. Priska était différente, sur tous les points. Elle n’avait pas cette colère brûlante, ces cris silencieux du cœur, juste un besoin de présence qu’elle avait comblé par la chaleur du flic patibulaire qui l’avait recueillie. Les petites sans parents, les orphelines de l’Automne. Il n’avait que rarement eu à la jeter en travers de ses larges épaules pour l’emmener échanger quelques coups, parce qu’elle se canalisait autrement la gamine. En se dévouant aux autres, en passant plus de temps sur leurs problèmes que sur les siens. Sa sœur disait qu’elle oubliait de vivre, parfois, et ça l’enrageait – comme trop souvent. Mais ça lui plaisait, au rossignol, d’être la raison de ce sourire sur leurs lèvres. Parce qu’ils étaient importants. Parce qu’ils comptaient. Elle n’envisageait pas une famille sans cette affection si particulière, si intense, et de facto, aurait probablement été choquée d’apprendre la distance entre ce fils et son père. D’autant plus avec les épreuves qu’ils avaient traversé. Leon et Rina l’avaient toujours soutenue à leur façon et si elle en était aux prémices du projet de sa vie, aujourd’hui, c’était en grande partie grâce à eux. Alors concevoir des liens du sang aussi ténus… Non. Elle n’était pas naïve pour autant, elle savait que toutes les relations n’étaient pas forcément roses, mais Priska refusait de penser que c’était là la seule option restante. Il y avait toujours un moyen d’arranger les choses.

Sans surprise, le Printemps ne s’avoua pas vaincu en une seule manche. Rendue enthousiaste par sa première victoire, la jeune sorcière l’autorisa d’un hochement à réitérer son attaque. Ou plutôt, elle en avait l’intention, mais il la prit de vitesse. Sans qu’elle n’ait le temps de réaliser qu’il cherchait déjà à prendre sa revanche, elle se retrouva attirée par vers lui. Sa force était plus conséquente que le refus qu’elle tenta de lui opposer, et il profita de sa surprise pour la faire pivoter, rompant son équilibre jusqu’à ce qu’elle soit littéralement à sa merci. Dans ses bras. Encore une fois, l’échange n’avait duré que quelques secondes, le temps d’une virevolte et d’un pas de danse. Néanmoins, la pose était ici plus longue. Il la tenait fermement – elle supposa pour éviter toutes représailles – mais elle ne se sentait pas menacée. Il n’avait pas cette lueur dans le regard, pas cette étincelle incertaine qui aurait pu la faire battre en retraite. Cependant, il ne la quittait pas des yeux. A cet instant, Priska aurait pu jurer que le brun de ses prunelles était moucheté d’or, à l’image de ces grands rapaces aux orbes fauves. Elle frissonna, incapable de détourner le visage malgré son teint fortement rougi. « You… You made your point. » Quand elle expira, son souffle se mêla au sien. Quelques mèches rebelles du sorcier s’envolèrent et cette fois, elle parvint à détacher son regard pour en suivre la danse éphémère. Puis, comme l’envoûtement s’était rompu, elle se défit de son étreinte à contre-cœur pour s’éloigner d’un pas, lissant ses vêtements et remettant de l’ordre dans sa crinière ébouriffée.

« You’re… fast, » commenta la pupille de l’Automne avec sobriété, calant un pan de ses cheveux derrière son oreille gauche. « I’m glad we’re on the same side. » Un sourire, léger, avant qu’elle ne propose de se remettre en marche. « Are you in the military or some sort ? » Elle remua une épaule devant son regard, justifiant sa question : « The way you move, it reminds me of my father. Our trainings. » Priska joignit ses mains dans son dos, penchant la tête sur le côté en accélérant brièvement son pas de façon à prendre suffisamment d’avance pour se retourner, avançant à reculons. « But you’re not from my coven. I would’ve noticed. Winter, maybe ? » Il n’aurait aucun mal à la rattraper, avec ses longues jambes. Elle n’était pas certaine si c’était justement ce qu’elle attendait – qu’il la rejoigne – ou si cette distance la rassurait, l’apaisait. La proximité n’était pas son fort avec ceux qu’elle ne connaissait pas, et au moins avec ce petit mètre les séparant, elle ressentait moins intensément le poids de son regard. Et pourtant… Pourtant, elle n’aurait pas refusé une bouffée supplémentaire de sa chaleur. Était-ce ce genre d’expérience que Rina voulait qu’elle vive ? Ce n’était peut-être pas si désagréable en fin de compte.

Un enfant du Printemps, alors. Elle le considère un instant, surprise, avant d’accepter la réponse comme une évidence. Pourquoi pas ? Il n’a pas le profil habituel – pas de son point de vue en tout cas – néanmoins elle est prête à l’envisager. A cause de cette lueur dans le fond de ses yeux quand il esquisse un sourire, un vrai, qui remonte jusqu’à ses prunelles sombres. L’un de ceux qui parsèment le brun d’or délicat. Les mains toujours jointes dans son dos, avançant à reculons jusqu’à ce qu’il la rejoigne, Priska hausse les épaules. « Maybe. » Il l’atteint et elle pivote, gracieuse, pour reprendre leur marche de concert. C’est à cet instant qu’il porte son attention sur la rougeur qu’elle n’avait pas remarqué, sur son poignet. Intriguée, la jeune femme soulève le bras jusqu’à son regard et passe son pouce sur la peau meurtrie. Il n’y a aucune douleur, néanmoins il y a des chances pour qu’il en reste une légère trace ce soir. « Didn’t felt it… » Parce qu’elle était trop absorbée par l’éclat de son regard. Ou sa chaleur. Ou le fait d’avoir été prise au dépourvu. Sans doute un peu des trois. « Don’t worry, it won’t change the way I think of you, » ajoute-t-elle comme si elle lisait dans ses pensées. Un sourire, léger, qui danse sur ses lippes. « Why don’t you try to guess my coven, huh ? »

Elle lui montre son autre main, où sont relevés l’index, le majeur et l’annulaire. « You’ve got three questions. Then you’ll have to give me an answer. I can only answer by yes or no. If you guess it sooner, I’ll… » Elle pince les lèvres, réfléchit une poignée de secondes. « What would you like to have as a reward ? » Priska penche la tête, embarrassée par son incapacité à proposer quelque chose de convenable. Ce n’est pas dans ses habitudes de discuter avec des étrangers. Quand ça lui arrive, c’est par écrans interposés. Cela fait longtemps qu’elle n’a pas entretenu une discussion aussi longue sans prendre la fuite. Mentalement, elle se projette le reste de leur chemin, réalisant qu’il ne leur reste finalement que peu de temps. Sans doute pas assez pour trois questions. Alors, prise d’une impulsion soudaine et inexplicable, elle s’engouffre dans un embranchement un peu à l’écart. Faisant mine de suivre une voie familière, quand elle connaît à peine la finalité de cette ruelle-ci. Tous les chemins mènent à Rome disait-on dans l’ancien temps – elle l’a lu sur un (très) vieux bouquin – seulement ce n’est pas vraiment là qu’elle vit. « I still have an answer to give you, mister ‘not-a-knight’, don’t I ? » lui rappelle la sorcière avec une œillade, presque mutine.

Et lentement, l’opinion se fait. Il n’est définitivement pas un chevalier. Son comportement a beau avoir la rudesse du soldat, ses actes sont emprunts d’une roublardise qui dénote. La sauvage flamme qui danse dans son regard n’est pas à sa place non plus. Tout est toujours éphémère sur le visage du Printemps, mais l’Automne l’observe très attentivement. Elle dirait que c’est parce qu’elle le fait avec tout le monde, la vérité c’est qu’il l’intrigue. Et ils sont rares à piquer si fort sa curiosité. Il est un puzzle impossible à découvrir tant qu’elle n’aura pas vu toutes les pièces, qu’elle n’en aura pas effleuré les coins écorchés. Sans cela, comment connaître le motif final ?