LE BRUIT DES PORTES (opale)

Les iridescentes se suspendent aux bras des galaxies. Les étoiles dégringolent dans une cascade lactée. Les nuages s'émiettent en cirrus diaphanes. Ce sont autant de cristaux qui se détachent du ciel pour tomber en pluie de poussière. Elle tressaille sous la morsure d'une énième gemme glacée s'écrasant sur sa paupière fermée. Chaque flocon qui embrasse la peau de l'enfant s'échoue en larme sur sa joue. Elle expire profondément dans l'espoir d'apaiser les névroses de ses muscles exténués par de longues heures d'acharnement. Autour d'elle, une myriade de perles polaires valsent langoureusement avec la bise glacée, se laissant porter par l'atmosphère ouatée, recouvrant la terre d'un voile de soie blême. Paré de son sourire blanc, l'éther en personne semble rire de ses infirmités. Opale étouffe le blasphème qui s'affole au bout de sa langue, tentant de s'échapper de la prison de ses lippes carmines. Elle inspire longuement. L'impatience et la frustration s'engouffrent dans ses poumons avec les tourmentes de l'hiver. Elle sent une amère rancœur grimper le long de sa trachée pour diffuser sa fièvre frénétique jusque sur les méandres de ses pensées. Sa mâchoire se crispe. La danse éperdue de ses doigts fébriles se solde par un énième échec. Au bout de ses phalanges frémissantes, seules quelques gerbes gelées frissonnent faiblement avant de s'évanouir en traînées d'eau froide le long de sa paume.
« Alors Magellan, encore en train de broder la neige ? ». La colombe fait tinter les harmonies de son rire dans une exquise mélodie. Les douces notes papillonnent dans l'air du soir, brisant l'oppressant silence de la solitude. Opale éclipse ses mains brisées derrière le voile de l'obscurité et laisse un discret sourire fêler son visage figé. La colombe est son anomalie bénie, son lueur dans la nuit noire, sa braise pour lutter contre le froid. La jeune prêtresse de la joie fait germer la couleur dans son cœur blême, la chaleur dans ses yeux ternes. Son brin de voix ravive doucement son palpitant atone et ses doigts dispersent l'épais brouillard de ses pensées. Elle fait pâlir l'opaline de sa clarté. « Qu'est-ce que t'attends? On a un trésor à déterrer. ».


Reine et princesse dansent sous le clair de lune. Leurs silhouettes se découpent sur les façades immaculés d'astoria. Leurs ombres entremêlées ondulent entre les arabesques de la forteresse du savoir. Leurs corps défient les lois de la gravité. Elles bravent le vide et franchissent les obstacles qui les séparent de la septième fenêtre de la façade ouest. La serrure brisée s'abandonne à leur toucher et les deux spectres s'introduisent dans l'immense bâtisse. « On vous a pas trop fait attendre ? » Les voix s'effacent dans l'esprit d'Opale alors que la fournaise s'empare de ses veines. La souveraine chaleur contenue entre les murs de marbre blanc l'enlace de ses bras incandescents, la plongeant dans une nébulosité sourde. La brève accalmie sensitive offerte par la présence de la colombe s'est évanouie et Opale demeure seule dans son indolence. La douce torpeur parcourt son épiderme de caresses nonchalantes jusqu'à ce qu'il ne reste de la gamine qu'une léthargie accablée. Une moue indifférente écrase les commissures de sa bouche.
Elle parcourt d'un regard détaché la petite assemblée qui l'encercle. Sept paires d'yeux plongent dans l'océan limpide que balaye ses cils. Les argonautes ont des carrures de drôles de gamins. Leur assurance respire l'imprudence, leur curiosité rayonne de danger et leur ambition appelle à la prohibition. Réunis par leur soif de savoir et leur amour de l'histoire, les voyageurs des temps perdus se complaisent dans leurs travers. Opale, elle, incapable de se sentir pleinement réelle, vit à travers leurs ivresses. Sans eux, elle ne serait qu'une enveloppe de chaire captive de son propre fatalisme. Bien qu'ils n'en aient pas conscience, les enfants de l'apocalypse la forcent à vivre. « ... alors que le meilleur l'emporte ». Opale s'extirpe difficilement de son propre esprit alors qu'elle suit les joueurs qui décampent dans un nuage d'euphorie.


Une fois dehors, la voie lactée coiffe sa chevelure délavée d'une auréole luminescente. La damnée cligne machinalement des paupières pour tenter de s'accrocher à son présent. Ses yeux vitreux se démènent pour percer l'obscurité fumeuse. Elle souffle lentement, priant le froid d'exalter sa conscience. Elle se laisse porter par ses jambes jusqu'au pied de la haute grille qui assiège l'université. Ses talons trouvent instinctivement leurs appuis contre le fer forgé et ses mains blanchissent sous l'effort de l’ascension. Mais, tandis qu'elle enjambe le sommet, Opale défaille. Le bijou suspendu à son cou s'agrippe au métal et la chaîne écartelée l'étrangle une seconde avant de céder dans un claquement métallique. Une douloureuse déflagration descend sa colonne vertébrale. La gosse chute dans la neige alors que le médaillon maternelle se cramponne encore au-dessus du vide.
Opale entre en collision avec ses émotions. Le brouillard se lève dans une explosion de supplice. Soudainement, l'agonie de ses sensations et les affres de ses émotions s'éveillent de leur long sommeil. Elle sent qu'une partie d'elle même lui est restituée dans un déluge d'acuité. Les souvenirs s’abattent sur son crâne dans un tonnerre d'éclairs. Les événements défilent dans sa mémoire. Sa déviance, les menaces, les cris, sa mère, le meurtre, son père, le sang, le cadavre. Prise dans l’œil du cyclone, Opale est secouée par de violents vertiges. Sa terreur et sa stupéfaction deviennent fureur et rancœur. Le chant des sirènes résonne dans son crâne. Elle entend gronder au dessus de sa tête. Arrachant le vent du ciel, elle laisse la magie se déchaîner en tempête autour d'elle. Elle dompte l'air de ses gracieux mouvements. Elle élève des tornades au gré de ses danses virevoltantes. Au cœur de l'ouragan, une exquise félicité l'envahie avant de céder sa place à l'obscurité.


Lorsque Opale ouvre les paupières, le zénith baigne son chevet. Le médaillon nacré repose négligemment sur sa clavicule et son frère l'inonde de son amour douceâtre. Dans les méandres de son brouillard, Opale se laisse engloutir par l'oubli.