La connaissance est la source du pouvoir; le pouvoir la source de tout

Pourquoi suis-je si pâle, alors que le souvenir que cette vieille femme garde de mon père est une teinte d'or sur sa peau prématurément ridée par un soleil qu'il affectionnait tant. Cette question qu'elle me pose chaque fois qu'elle me rencontre - ce tracas incessant qui me hante - me torture pendant qu'elle m'observe d'un oeil accusateur, d'un air hautain duquel n'a jamais émané la moindre sagesse. Si j'écoutais ce murmure des Enfers qui m'assaille et traverse mon corps d'un frisson agacé, j'attraperais ce cou décharné de mes doigts qui l'enserreraient avec force, jusqu'à me délecter de sa face de pruneau défraîchi qui chercherait vainement son oxygène. Je lui sourirais pendant qu'elle se débattrait tel un pantin désarticulé pour sauver sa misérable vie, puis lui cracherais toute ma haine au visage de mes mots les plus cinglants; cette colère serait le dernier souvenir qu'elle mènerait à la tombe. Et pas le moindre regret ne saurait être l'un de mes bourreaux.

- Rafael ?

Sa voix éraillée par des années d'enfumage à la pipe en bois me sort subitement de mes songes meurtriers; mon regard de prédateur qui la dévisageait doit se fondre dans un peu plus de discrétion. Assassiner si froidement sa grand-mère maternelle n'est assurément pas permis - aucune tuerie n'est sensée l'être, et pourtant ce désir me rend fiévreux. J'abhorre cette diablesse qui n'a de cesse de me rappeler que je ne suis peut-être pas le digne fils de mon père, que ma mère décédée à l'aube de ma majorité ne lui laisse que la croyance qu'elle n'était qu'une catin bien trop lâche pour avouer sa traîtrise sur son lit de mort afin de se repentir. Une diablesse qui a su emporter avec elle cet inavouable secret, à la mémoire ternie.

Sans dire mot, je me lève et chemine jusqu'au grand tiroir du vaisselier à nos côtés. Il s'ouvre dans un grincement qui la fait grimacer pendant qu'elle avale son café que j'ai trop corsé - paraît-il que la caféine, à cet âge, peut conduire à l'infarctus s'il est ingéré à haute dose; qui ne tente n'a rien. Un tube empli de tabac, auquel a été ajouté plus tôt un peu de cannabis, trouve rapidement son chemin jusqu'à mon entre-doigts. Porté à ma bouche, je l'allume avec un vieux briquet avant de retourner m'asseoir face à la sorcière - terme autant littéral que métaphorique pour cette ignoble harpie - qui me scrute d'une oeillade intensément carnassière. J'aime cette expression avec laquelle elle me fusille. Dégoût, exaspération. Elle est incapable de dissimuler le flux d'émotions désagréables que je lui provoque et c'est une véritable satisfaction. Je lui souris avec délice, une lueur provocatrice dans l'obscurité de mon regard qui continue de la soumettre à son mépris.

- Si ton père te voyait, il serait terriblement déçu de ce comportement, fait-elle claquer sur sa langue de vipère.

- Il n'est mon père que lorsque cela arrange tes petites affaires.

Je demeure placide, d'un ton extrêmement calme malgré les circonstances volcaniques. J'ai envie d'exploser, mais je garde le feu enfoui sous cette apparence glacée de laquelle je sais si bien me draper. Nonchalamment, je m'empoisonne d'un peu de ma drogue qui m'apaise instantanément, puis j'expire lentement sa fumée à la figure de ma grand-mère, en soutenant son regard électrique sans ciller, arrogant à souhait.

- Pourquoi es-tu venue jusqu'ici, au risque de te briser tous les os dans mes escaliers ? Non pas que ça me peinerait si ça arrivait, mais je trouve cette mort encore trop douce pour toi.

Elle ne s'offusque même plus, tant nous sommes tous deux habitués à cette hostilité manifeste et ces échanges venimeux.Elle se contente de s'abreuver brièvement, de reposer son récipient sans un bruit sur le plat de ma table en bois sculpté, puis de s'essuyer avec des manières princières sans me regarder un seul instant. Elle a toujours été très attachée à la tension théâtrale, au suspens d'un drame qui se joue même sans spectateur. Un raclement de gorge - tellement prévisible - puis la parole rocailleuse glisse sur ses lèvres et brise l'atmosphère tendue de la dramaturge.

- Tu as fouillé mon passé Rafael, ne m'insulte pas en me prétendant le contraire. Je sais ce que tu as découvert et j'aimerais savoir ce que tu comptes en faire.

Ce n'est pas une question, c'est un ordre qui m'est adressé et qui soulève forcément une menace sous-jacente. Elle ne l'exprime pas, pourtant je peux la prédire aussi sûrement qu'un sorcier capable de distinguer l'avenir. Cette vérité récemment découverte la dérange, car elle écorche sa réputation que trop pieuse lambeau par lambeau, la met à vif et l'éparpille jusqu'à ce qu'il n'en reste plus une bribe. Sa vie n'est qu'un mensonge, tout comme la nôtre, une honteuse mascarade. L'infidèle. La traîtresse qui a eu l'enfant d'un autre, abandonné à la naissance, sûrement sur la demande d'un époux qui devait se refuser à élever la descendance d'un autre, qui s'est échinée à nous mépriser pour des fautes qu'elle avait elle-même commises, et pires encore.

- Toutes ces années, était-ce du châtiment par procuration ? En maudissant mon existence, en insultant ma mère, cela t'aidait-il à expier tes propres fautes, sorcière ?

Mes pupilles se dilatent pendant que je consume mon vice. Elles restent ancrées dans celles du serpent qui siffle toute sa colère. Elle m'est adressée, je sens sa caresse sur ma nuque éprise d'un frisson de victoire et de jouissance. Cette parente me planterait ses crocs dans la gorge si sa mâchoire crispée en était pourvue. Elle a perdu. Mais elle n'est capable de m'offrir que son mutisme; elle ne ne s'abaisserait pas à la justification, trop fière qu'elle est cette mégère maniérée qui ne pensait pas goûter à l'amertume de la défaite.

- Une trêve. Je ne veux rien d'autre. Enterre profondément tous tes doutes sur ma légitimité, considère moi comme le fils de mon père, ce que je suis jusqu'à preuve du contraire - et des preuves nous savons tous les deux que tu n'en as aucune - et j'en ferai de même pour tes petits secrets de vilaines coucheries. Laisse encore une seule fois courir le bruit que je ne suis qu'un bâtard sans droit, et tous tes écervelés qui buvaient ta bonne parole jusque là sauront que tu n'es qu'une fille facile de plus dans ce monde décadent, une hypocrite de haut rang qui se cache sous un masque de perfection pour oublier qu'elle a trahi son mariage et abandonné son propre enfant. Un monstre. Le masque est tombé, très chère grand-mère.

Avant qu'elle ne puisse saisir l'occasion de répliquer, la porte est prise d'assaut par les trois coups de poings que j'ai attendus toute cette longue journée. Je me dirige vers celle-ci après une autre bouffée bienvenue d'un pas nonchalant, l'ouvre sur la silhouette d'un homme gracile, à l'épiderme halée et aux cheveux d'ébène soigneusement coiffés. Il est vêtu de cuir noir et dans cet habit à l'apparence inconfortable, il se mouve pourtant avec une grâce à la fois sauvage et maîtrisée, féline, muette. C'est un de mes espions, l'un des meilleurs, mon homme de confiance certainement venu me rendre compte des informations précieuses qu'il était chargé de dérober cette nuit. Ses yeux d'ébène coulent vers ma visite innoportune qui le scrute avec une animosité sincère et une méfiance à peine voilée. Cela met un terme à notre entrevue, quoi qu'il en soit nous en avions de toutes façons terminé. L'expression avec laquelle je la dévisage l'invite à ôter son fessier de bourgeoise maniérée de ma chaise et à le diriger vers la sortie. En silence, elle s'exécute, la présence de mon nouvel hôte la rendant mal à l'aise. Avant qu'elle ne franchisse le seuil de mes quartiers, je me sens l'envie de franchement la menacer. C'est un adieu. Une sombre promesse chuchotée lorsqu'elle parvient à ma hauteur.

-  Songe à ce bon compromis, très sérieusement, ou il pourrait se produire un accident malencontreux...

Elle cesse son avancée, se fige un instant pour avaler la bile haineuse qui lui enserre la trachée. Son oeillade la plus orageuse, à laquelle se mêle une franche tristesse, me transperce.

- Nous sommes d'accord Rafael, les masques sont tombés. Et ton vrai visage est bien plus monstrueux que ne l'est le mien. Un enfant des ténèbres...

C'est une métaphore et pourtant...
Mon bras vient se tendre sous son nez crochu et lui barre le passage, en se posant sur l'encadrement de la porte. A mon tour de la couvrir de ma plus redoutable expression. La cendre de mon joint que la braise dévore toujours chute avec lenteur sur le parquet ancien. Le temps s'est presque arrêté. Mon palpitant cogne sourdement contre ma cage thoracique que je sens se contracter sous le joug d'un courroux prêt de s'abattre. De mon autre main, je cherche la sérénité en amenant derechef mon stupéfiant à mes lèvres qui demeurent pincées. Cette émanation de cannabis est salvatrice, pour elle, pour moi, pour nous. Une autre taffe et mon souffle se laisse dompter. Perdre la face est inconcevable. Je reste maître. D'un geste franc j'écrase mon mégot sur la chair de mon avant-bras, de marbre. La douleur ne semble pas m'envahir pendant que la peau calcine quelque peu. C'est Elle qu'elle atteint et qu'elle fait hurler de surprise, de souffrance subite. Elle remonte de manière pressée la manche de son chemisier en fleurs et inspecte sa peau brûlée d'un oeil inquiet et courroucé. Elle a mal et m'afflige de son regard plein de répugnance. Au même moment je jette le filtre à terre, sa marque de feu disparaît instantanément, tout comme les ressentis qu'elle a provoqués. Une illusion. J'aurais pu me passer de cette automutilation, mais cela aurait été moins théâtrale, moins à son image.

- Tu ne sais pas à quel point tu as fait mouche avec ta dernière tirade... Ce sera mon unique avertissement.

- L'hypocrisie te sied bien plus qu'à moi. Tu te sers des secrets pour te jouer du monde et te remplir les poches, tu les dévoiles sans une once de remord quand cela te sert, alors que tu es trop lâche pour assumer ceux qui te sont propres. Finalement, que notre sang soit ou non partagé, tu es bien le digne petit-fils de ta grand-mère.

Elle a raison. S'en est affligeant.