Tout, il faudrait tout oublier #Solstice

Une douce folie, c’est la seule explication plausible à sa présence en cette fin d’après-midi sur Staten Island. La mélancolie propre aux Bellefleur a du finir par l’étreindre, lui qui s’en croyait si bien prémuni, et il a cédé au spleen familial en se rendant sur l’île de son péché. Les fautifs reviennent toujours sur les lieux du crime dit-on ; il ne s’était jamais perçu ainsi mais c’est peut-être vrai. Tête basse, cheveux qui s’amoncellent sur son visage, le sorcier n’assume certainement pas sa présence au Mermaid Bar ce soir. La première fois qu’on lui avait parlé de cette véritable institution il était persuadé qu’il s’agissait d’un établissement de la zone quatre, le Queens et ses noms océaniques, il avait minablement cherché une enseigne de sirène sur Nymphea Street pendant que son rendez-vous l’attendait posément sur l’une de ces chaises qu’il occupe aujourd’hui. Rencontre avortée, il lui avait fallu quelques jours pour apprendre le fin mot de l’histoire.

Huit années qu’il n’est plus venu sur Staten Island, et voilà que sur un coup de tête il prend un ferry pour traverser le détroit. La raison ? Puérile et ridicule. Nostalgie du septième art, séance de cinéma en pleine air. Sornettes. Ulysse à la mer, les embruns n’auraient pas manqué de le mettre en garde si il avait seulement essayé d’écouter sa raison ; mais une fois sur place sa curiosité trop grande le mène sur le port ; loin des souvenirs. A l’abri des regards, il se dit peut-être naïvement qu’en huit années d’absence les humains auront oublié le grand gaillard qui se mêlait parfois aux actions humanitaires du printemps. Son embarcation l’a amené sur l’île des tourments avec une heure d’avance sur le début de la séance, alors il s’est laissé discrètement choir sur une des chaises du Mermaid Bar. Avec la ferme intention de ne pas se faire remarquer, il a franchi le porte de la salle comme un coup de vent, invisible mais déplaçant une sacrée masse d’air, avant de se frayer un chemin en prenant soin de n’effleurer personne. Une fois sa haute silhouette bien tassée dans un recoin sombre de la salle, il laisse sa figure apparaitre dans une seconde de discrétion. La cour du Printemps avait jugé que sa silhouette trop massive n’en ferait jamais un espion bien discret ; lui, avec les années, il a fini par trouver les astuces pour se faire oublier en usant de son don.

Il se fait un moment oublier dans son petit coin de salle, jusqu’à estimer que sa présence sans consommation ne devienne suspecte. C’est à cet instant qu’il porte son attention sur les employés de l’établissement. A sa propre surprise, les quelques réminiscences de souvenirs qui s’égrènent dans son esprit depuis qu’il a posé les pieds sur la péninsule humaine s’accélèrent lorsqu’il aperçoit la silhouette d’une serveuse. Blondeur discrète qui file entre les tables, il a bien du mal à la remettre. Quand elle passe à ses côtés, il l’interpelle doucement. « Excusez-moi » Il attends qu’elle lui fasse face, ombre qui se projette sur son visage et contre-jour qui l’empêche d’y voir plus clair. « J’vais prendre un café, s’il vous plait » Il est d’une politesse cet enfant, balance d’équité quel que soit la nature de son interlocuteur. Il continue à tenter de se souvenir sans succès. Il a l’impression d’avoir un nom au bout de la langue, un prénom qui lui échappe.