fleur fanée ♦ saha

Elle chantonne. Plantée près de la fontaine argentée, aussi figée que les pics de glace qui fleurissent dessus. Elle chantonne, la voix enrouée par le froid qui l’étreint. Le grimoire qu’elle tient entre ses mains glacées s’humidifie au contact des flocons de neige, des formules assommantes qui sonnent creuses lorsqu’elle les prononce. Pourtant, elle continue de s’acharner. Gamine inutile qu’elle est, incapable de reproduire les sortilèges les plus basiques. Les mains rachitiques couvertes de bandages pour cacher les peines qu’elle s’inflige à essayer de réprimer un don empoisonné qui n’aurait pas dû être sien.
Paf.
La boule de neige s’écrase sur le haut de son crâne, fond sur sa crinière blonde, le regard noir qu’elle arbore se plante sur l’énergumène qui tente effrontément de perturber sa lecture studieuse. Son égal, son sang, son frère. Le seul qui la connaisse réellement ici-bas, le seul qui connaisse son secret. Il jubile derrière son tronc d’arbre, prêt à se protéger d’un éventuel retour de flamme.
« Arrête de perdre ton temps, tu sais bien que tu ne deviendras jamais une bonne sorcière », qu’il lui lance en employant le même ton que leur professeur, avant de s’esclaffer.
Le grimoire tombe dans la neige, s’enfonce sans qu’elle y accorde plus d’attention, déjà concentrée sur la boule de neige graveleuse qu’elle prépare pour Joann entre ses moufles en laine.
Paf.
Ça aurait pu s’arrêter là.
Une simple rivalité enfantine.

–

Le son des bornes d’arcade lui a toujours donné des migraines épouvantables. Un environnement trop bruyant, trop bigarré pour quelqu’un de si réservé. Elle n’a pas choisi d’être ici, mais elle ne s’en est jamais plainte. Elle s’adapte, devient une coquille vide la journée et s’oublie, oublie les maux qui la rongent.

Un beuglement venant de l’extérieur de la salle l’extirpe de sa torpeur.
Joann.
Encore Joann.
« De quel droit ce sale humain se permet-il de respirer le même air que moi ? »
Ivre, comme souvent en fin de journée.
Méprisable, comme à chaque fois qu’il croise le regard d’un humain qui ne lui a rien demandé. Elle déteste cet aspect de sa personnalité.
Elle s’avance vers l’effronté, l’attrape par l’épaule, lui fait faire volte-face.

Un flottement.
Ça aurait dû s’arrêter là.

Boum.
Le coup de poing s’envole comme un boulet de canon, en plein dans le nez.


Inexplicablement, elle a toujours eu confiance en lui. L’a toujours estimé, malgré son insolence et son caractère exécrable. Il n’a jamais trahi son secret. Pourtant à cet instant, c’est de l’hostilité qu’elle perçoit dans ses prunelles de braise. Les mots qu’il lui crache à la figure lui transpercent le cœur.
Monstre.
Abomination.
Pestiférée.
Devant tout le monde. Les larmes lui montent aux yeux.

À l’instant même où Joann lui rend son coup, son poing commence à pourrir. La gangrène répugnante lui recouvre la main, puis le bras, dévore ses cellules à une vitesse affolante. Elle regarde l’infection se répandre sur le corps de son frère, puis ses mains. Elle observe, impuissante. Les yeux écarquillés, le souffle court. Incapable de stopper la progression de la corruption. Fruit de la colère qu’elle n’a pas su contenir comme elle aurait voulu.
Paniquée, elle lui prend les mains, dont les ossements commencent à se défaire de la chair pourrie qui les recouvre, tente de réciter une de ces formules de guérison qu’elle connait par cœur, sans jamais avoir réussi à en réaliser une seule.
La voix tremblante.
L’âme meurtrie.
Amputée d’une part d’elle-même.
Trop tard.