(freya) half the world away

"She's just a snowflake in the wind, you might say."

C'est étrange un enfant qui ne pleure pas. On pense souvent qu'il faut les entendre hurler, pleurer, geindre, se réveiller en pleine nuit, mais Freya n'est pas une enfant comme les autres. Il fait noir, souvent, quand elle s'éveille, mais elle n'a pas encore conscience que c'est la nuit, au dehors, qui les entoure. Le froid, déjà, ne la gêne pas, et elle reste là, sagement allongée dans son berceau, attendant qu'on vienne la chercher, la nourrir, la changer. De temps en temps, c'est le froncement de son nez qui annonce une catastrophe - une couche trop humide, un ventre un peu retourné -, mais rien de plus. On se dit, dans la famille, qu'elle est particulière mais que c'est une sorte d'ange, tout en calme et en sourires délicats. On la regarde et on s'extasie devant ce minois si joli, ses grands yeux clairs, ses cheveux déjà si blonds. Elle mange, elle boit, grandit, mais ne parle que tardivement. On s'étonne de la voir se détourner des autres enfants, ou plutôt de la voir se refermer comme un joli coquillage, trop occupée qu'elle est à créer, avec des jouets fabriqués par ses soins, des histoires que personne ne peut connaître. Quelques incidents surviennent, une dispute qui la pousse aux larmes, une remontrance qui lui fait perdre la voix une demi-journée. Elle n'est pas violente, Freya, c'est la douceur incarnée, un petit fantôme, un nuage délicat qui se promène, toute blanche, dans la demeure familiale, dans les rues de Lower Manhattan, furieusement accrochée à la main de son frère.

Quand elle se met enfin à parler, quand vient l'âge de l'école et des amis, on comprend alors que quelque chose est différent. Elle n'en a pas conscience, elle, pas vraiment. Si elle se rend compte que les autres sont autres et qu'elle est elle, cela ne semble pas la gêner, pas à cette époque - il n'y a pas de barrières, pour une enfant, pas vraiment. On met les mots sur la différence, on l'appelle autisme, proche de l'asperger, une évolution particulière du cerveau, de la cognition. Des termes que Freya ne comprend pas et qu'elle ne cherche pas à comprendre car il y a autre chose, à cette époque-là, dans son monde. Il y a de petites notes qui s'envolent, quand on appuie sur un bouton, quand on pince une corde, quand on ouvre la bouche comme il faut. Il y a des notes, et le reste, quand la musique se lance, Freya tend à l'oublier. Même son frère - chéri, adoré - disparaît quand on lance les grands airs de la collection de maman, et Freya reste là, assise sur sa petite ottomane blanche, concentrée. Elle semble entendre, dès l'enfance, des choses que les autres n'entendent pas, mais elle parle peu et il est impossible de lui demander, à l'époque, une réelle explication.

C'est sur cette ottomane que sont tombés bien des flocons, quand Freya s'est mise à fredonner ses premiers airs, à inventer ses premiers mouvements, farfelus et enlevés.

"You'll never know when she's really listening and when she's in her head.".

Ce n'est pas difficile d'être Freya, à l'adolescence. La maison familiale est fermée autour d'elle et on ne lui permet que de simples promenades si elle est accompagnée. On l'emmène parfois acheter une nouvelle robe, quelques rubans pour ses poupées, qu'elle habille, peigne et soigne pendant des heures. Elle finit toutefois par les délaisser lorsque son père lui ramène son premier livre. Une merveille, vraiment, reliée de cuir et à la tranche dorée, dont elle ne se séparera pas, même pour dire. Quand elle est seule, après avoir reçu son présent, Freya passe ses doigts sur les reliefs de la couverture, émerveillée durant de longues minutes par la sensation sous sa peau, une sensation nouvelle, presque chaude, presque humaine. Mais c'est quand elle l'ouvre, qu'elle découvre la véritable surprise : un autre monde, oui, encore un ! Comme celui qu'il y a dans sa tête, quand elle ferme les yeux et qu'elle se met à chanter, un monde tout entier qui ne ressemble pas à celui qu'elle peut voir par la fenêtre - un monde fait de couleurs et de gens qui ne sont pas tous blancs et argentés, tous froids, polis, bien mis. Il y a de tout, dans ces mondes là, car Freya comprend que chaque livres contient une autre bulle, un autre univers. Elle croit d'abord que tout réel et, qu'avec un peu d'effort, elle aussi pourra y pénétrer. On lui explique toutefois que les mots ne sont que des mots et, même si elle refuse d'y croire, elle cesse d'essayer d'entrer dans les livres - physiquement parlant, bien sûr.

On installe aussi très tôt un piano, dans la maison, et bientôt quelqu'un lui joue les mélodies qu'elle a entendu, plus petit, dans le petit salon de sa mère. On les lui joue et on lui propose de chanter : de fredonner, d'abord, les choses qui lui viennent sur l'air qu'elle désire, puis les mots prennent forme, avec les années, les sons deviennent des notes précises et Freya trouve dans la rigueur de la musique une passion sans limite. Son esprit si particulier se plie aux formes des clés, des longues et des courtes, des noires et des blanches, saute des temps, va crescendo, monte, monte, sans jamais se briser. Pas plus que sa voix, que l'on découvre tantôt légère tantôt profonde, souvent haute, si haute que certains parlent d'un oiseau, d'un talent, d'un véritable don. Et elle aime ça, Freya, elle aime fermer les yeux et suivre les notes, suivre la rivière qui se dessine sur ses paupières. Elle est toujours heureuse, quand elle sent les flocons sur ses joues, s'accrocher à ses cils, quand elle sent le froid glisser sur sa peau. Tout cela lui appartient et Freya apprend à chérir ces moments, à pratiquer sans limite, sans fatigue, mais toujours avec passion. Toute jeune encore, elle se fait un nom et elle se produit devant une audience de plus en plus large, de plus en plus charmée. On croit tout savoir de la fille de Snjór, de ce petit prodige blanc, mais on ne connaît, au fond, que sa voix.

"She's aware there's a whole world out there, but I'm afraid she might be dreaming of something sweet."

Le monde ne change pas, derrière la fenêtre. Freya le voit d'en haut, depuis l'appartement de son frère - Akasha est au piano, un peu plus loin dans la pièce, et tandis que la jeune femme est assise sur sa vieille ottomane, trop petite pour elle. Il neige, au dehors, et bientôt sa belle-soeur viendra s'asseoir à côté d'elle, en silence, enroulera un plaid autour de ses épaules bien qu'elles n'aient pas froid, ni l'une ni l'autre. Elles ne diront rien et resteront simplement là, à regarder les flocons tomber au dehors. Peut-être Freya ira-t-elle faire du thé, à un moment donné, avant de revenir s'asseoir. Elle aime Akasha presque autant que Kristjan, maintenant - si ce n'est autant, mais autrement, comme une autre soeur rien qu'à elle. Freya a gardé les jouets et les babioles qu'Akasha lui confectionnait autrefois dans un coffre qu'elle glisse sous son lit pour que personne ne le voit. Malgré tout, malgré sa présence, malgré celle de Sif, qu'elle apprécie aussi - bien qu'elle lui ait fait un peu peur, au début -, Freya est triste, parfois. Quand elle regarde le monde défiler, en bas, les gens passer et vivre alors qu'elle est là, confinée à un monde si petit, presque trop petit, aujourd'hui. Les livres lui ont appris qu'il y a une autre réalité : pas celle des histoires, mais celle qui se trouve au-delà des murs de cet appartement, au-delà des limites de leur quartier. Il y a des gens, d'autres gens, différents eux aussi, des gens comme elle et des gens qui ne lui ressemblent pas, qui ne ressemblent à personne, et qu'elle aimerait connaître. Il y a des fleurs qu'elle n'a jamais senti, des arbres aux pieds desquels elle ne s'est jamais assis, il y a autre chose que la neige, bien qu'elle l'aime, sa neige.

Freya s'enfuyait déjà, enfant, adolescente, mais elle réfléchit, à présent. Il lui arrive de filer, sur un coup de tête, de se glisser dans la foule et de disparaître jusqu'à ce qu'on la retrouve. Mais il y a les moments comme celui-là où, assise derrière la grande fenêtre, elle réfléchit, imagine comment s'en aller, ce qu'elle pourrait trouver au-delà de sa famille, de ce qu'elle connaît déjà. Elle est heureuse, Freya, ou du moins il lui semble être heureuse, bien qu'elle ne comprenne pas toujours ce que cela veut dire. On lui offre de les livres, on l'étreint et on l'embrasse, on lui joue de la musique et on la laisse chanter. Certainement que, dans un autre monde, il ne lui faudrait que ça pour vivre éternellement contentée. Dans sa réalité, celle à laquelle elle revient quand elle ouvre les yeux, quand elle cesse de chanter ou quand elle ferme un livre, Freya voit le monde en bas, le voit s'animer sous ses pieds et elle sait. Elle sait qu'elle arrivera, un jour, à découvrir ce qui se cache plus loin, à découvrir le reste du monde, sans se douter un instant de ce qui l'attend.