ESDRAËL ± dans la gloire de l'Histoire naît l’Éternel.

2185 - parent's home / 2 y.o

La maison à la bordure du Queens résonne de petits pas. Comme une bête à trois têtes, les triplés rampent à quatre pattes, une créature à douze membres. Quelle horreur. De petits monstres d'amour et de vitalité. Mazekeen est assise dans un de ces rocking chair repeint de part et d'autre, recouvert d'une fourrure teinte en noir. Elle tient dans ses bras un grimoire, presque poussiéreux s'il n'était pas si souvent parcouru. Du coin de l’œil elle surveille sa progéniture. Ombaël, Zarachiel et Esdraël sont tous les trois dans le salon, au rez-de-chaussé, avec elle. Chacun attelé à son propre jouet, une peluche pour l'un, un jeu d'éveil pour l'autre, l'observation de ses frères pour la dernière. Les murs de la pièce sont recouverts d'une tapisserie géométrique dans les tons blancs aux figures bleutés, un parquet sombre. L'épuré, la classe, les formes complexes. L'ensemble de la maison, du quartier, de ses habitants, comme figés dans des années que les sorciers ont connus dans le secret de l'Humanité. Comme une revanche sur l'Histoire, sur les ombres du passé. Mazekeen raccroche son attention aux lignes manuscrites du grimoire, inscrivant sur un parchemin juste à côté certaines informations. Elle prépare son prochain cours. Employée à la Dusk Academy, elle se doit d'être irréprochable dans son enseignement aux jeunes gens. Un jour peut-être sera-t-elle en charge d'être la tutrice d'enfants prestigieux, peut-être des descendants de la famille régente. Peut-être...Du coin de l'oeil, toujours, elle observe sa fille, ses deux fils, elle étudie leurs visages si similaires. Mais une mère sait reconnaître ses enfants. Ils seront aimés, éduqués, cultivés. Ils seront des Prelljokaj exemplaires.


2192 - restaurant / 9 y.o

C'était une tradition dans la famille : chaque dimanche après-midi était reservé une sortie avec un des enfant et un des parents. Pour favoriser la création de lien spécifiques entre parent et enfant, entre maman et sa fille, entre papa et ses fils, puis entre maman et son petit préféré et papa tout seul dans son bureau de confection de potions. Pour être honnête, c'était souvent maman et les enfants, parce que le dimanche était à eux, à leurs envies passagères, aux sorties le long des immeubles exubérants, des néons aveuglants, des musées prestigieux. Très tôt Mazekeen emmena Zarachiel au musée, aux expositions picturales. Ombaël pour sa part préférait les ballets, les pièces, les opéras. C'était toujours un bonheur pour l'enfant et sa mère que de se pomponner avant de sortir le soir, une soirée entre filles. Puis il y avait Esdraël, qui était plutôt indécis, qui aimait tout et rien, qui se contentait d'une sortie au restaurant du coin, tel un fast food aux couleurs vives et aux néons rigolos. Ce dimanche midi ne dérogeait pas à la règle. Assis en face d'une Mazekeen à la coiffure irréprochable mais aux nombreux tatouages apparents, l'enfant mangeait ses frittes avec patience et manière. Ses boucles brunes ramenées derrière ses oreilles pour ne pas en grignoter une par mégarde.

- Dis moi Esdra', ça te ferait plaisir de venir avec ta soeur et moi ce soir ? Nous allons voir un ballet, je n'ai lu que de bonnes critiques à son sujet, cela devrait te plaire ! dit-elle doucement.

L'enfant haussa les épaules, reprenant une fritte.

- Tu n'aimes pas les spectacles ? demanda-t-elle, craignant au fond d'elle même que son fils ne soit hermétique à l'art, à la culture, à toutes ces choses qui rendent la vie digne d'être vécue.
-Si...si...mais... commença-t-il, incertain. Devant le regard curieux de sa mère, il poursuivit : c'est que je préférerais être avec les gens sur la scène plutôt que de regarder... rajouta Esdraël en baissant la voix, craintif d'avoir avoué un terrible secret à sa mère.

Le silence se fit quelques instants avant qu'un sourire affectueux ne réponde aux craintes de l'enfant.

- Je vais me renseigner. Peut-être réussirais-je à te trouver un professeur. Cela te plairait-il ? demanda-t-elle en prenant doucement la main de son fils dans la sienne.

C'est un hochement de tête enjoué qui regonfla le cœur de Mazekeen de joie. Son fils n'était pas qu'un amateur d'art, non, ô il était tellement plus...


2194 - sacred ritual / 11 y.o

J'étais un gamin heureux jusqu'à ce qu'mon père soit choisi pour participer au rituel sacré qui déterminerait le coven régent. J'te jure j'étais un gosse comblé, jusqu'à ce qu'il ressorte pas du bâtiment. Putain.

Une telle effervescence, Esdraël n'en avait jamais connu. Les rues étaient animées, les covens se rassemblaient, il allait y avoir du changement. L'heure du rituel sacré avait sonné, les soixante-dix sorciers choisis s'étaient rassemblés. Tout à chacun semblait sciemment oublier que seul dix d'entre eux ne ressortiraient des entrailles de la Terre, c'est soixante corps qui allaient se voir souffler l'essence de vie pour déterminer quel coven allait accueillir le sceptre du pouvoir, la régence absolue durant les vingt-cinq prochaines années. Esdrael était dubitatif, mais hâtif à n'en point douter. C'était un honneur, que dire, un privilège, que d'accompagner son père jusqu'au lieu du rituel.
L'homme, grand de ses deux mètres de hauteur, taille qu'il avait légué à ses enfants à s'y méprendre, tenait la main de sa femme dans la sienne avec une telle ardeur qu'on la confondrait presque à du désespoir. Mazekeen est sereine, son visage aussi apaisé que la mer au petit matin. Calme, sans la moindre vague, sans la moindre ride. Un visage parfait, qui ne vieillit pas. C'est ça...Esdraël le remarqua sans même réellement y faire attention : maman ne changeait pas. Papa ne changeait pas. Les voisins ne changeaient pas. Mais...pourquoi ? En voilà un mystère d'adulte qu'il n'était pas prêt de comprendre.
La foule s'arrête, elle laisse passer les élus, les choisis, les sélectionnés, les vainqueurs, les condamnés....tous les covens réunis au même endroit. C'était incroyable. Une telle foule. Ombaël n'était pas bien, pas à l'aise, Esdraël le sentait. Il lui prit la main, la rassura en traçant un cercle de son pouce sur le dos de sa main. Elle se rapprocha de son frère, se protégea dans son aura, dans son calme feint. Une force tranquille, le lac abyssale qui n'a pas encore été percuté par la foudre. Il regarda son père embrasser sa mère, il le vit leur faire un signe heureux de la main, une main aimante pour un regard inquiet, concentré. Esdraël lui répondit d'un signe de tête, déjà trop accaparé par le trouble de sa soeur pour comprendre qu'il n'y avait qu'une chance sur sept de retrouvailles...Une chance sur sept. Trop peu. Beaucoup trop peu.
Mr.Prelljokaj, fabricant de potion renommé du Queens, homme honnête et modeste, père de triplets prometteurs mais turbulents, mari aimant mais peut-être un peu trop absent, ne ressorti pas vivant du rituel sacré. La Night fut nommée régente. La victoire du coven de la Nuit signa la perte d'un père. Esdraël ne le pardonna jamais et ce jour là, quelque chose se referma en lui. Quelque chose de sourd, de grondant, à retardement.

2199 - astoria / 16 y.o

Ce qu'on ne dit pas aux enfants quand ils sont petits, c'est que l'avenir est la chose la plus incertaine au monde. La mort du père fut la première carte abattue du destin. L'adolescence, la puberté, le début des rebellions ridicules envers la mère solitaire, renfermée, endeuillée depuis si longtemps...Tant de cartes abattues sur une table humide et moisie de prédictions rompues. Esdraël se souvenait avec nostalgie de la première fois que son affiliation à la magie s'était exprimé. Il buvait un verre d'eau, le soir, avant de s'endormir, afin d'éviter le réveil assoiffé au plein milieu de la nuit...et il avait beau pencher le verre, l'eau ne coulait pas, elle restait collé au fond du récipient. C'était d'abord l'incompréhension du petit garçon qui remplit l'espace de la chambre à coucher, jusqu'à ce que Zarachiël aille chercher papa et maman...que l'incompréhension laissa la place à la joie, au soulagement, aussi, quelque part. Papa...serait-il fier de voir son fils passer les portes d'Astoria ? Tenant entre ses bras des cahiers vierges, quelques crayons, un ou deux espoirs, une réputation proche de zero si ce n'est celui d'être le fils d'une veuve et l'un des triplet dont l'un n'obtiendra jamais l'enseignement d'Astoria ? Car oui...avec la mort de Monsieur Prelljokaj les finances n'eurent plus autant de gloire...il fallut vendre la maison pour s'installer dans plus petit, il fallut trouver des petits emplois peu rémunérés, mais essentiels pour garder à flot l'illusion d'une famille de classe moyenne. Mais c'est Zarachiël qui hérita du choix le plus lourd, du plus cruel...Mazekeen ne put payer que pour deux de ses enfants...Esdraël serra un peu plus fort contre lui ses livres et avança dans le hall de l'établissement. Il apprendrait pour deux.


2203 - circus / 20 y.o

- C'est la première fois que tu rentres dans un studio ? demanda avec ironie Joaquim, un jeune artiste accrobate qui gagnait sa vie en vendant ses spectacles aux diverses salles de spectacle du Queens.

Esdraël s'estimait heureux d'avoir eu l'audace de lui demander un stage. Et d'autant plus chanceux lorsqu'il fut approuvé et que Joaquim l'invita à prendre des cours en dehors même de son stage d'apprentissage.

- Ouai...ma mère m'a payé des cours de gymnastique quand j'étais gosse, mais...c'était devenu trop cher après le rituel sacré, j'ai plus touché à un agrée depuis quoi...neuf ans ? répondit le jeune homme, à peine plus jeune que son nouveau tuteur.

Un rire léger ricocha contre les tympans du Prelljokaj et Joaquim l'invita à entrer d'avantage dans le studio. Un pan de mur était recouvert de miroirs de plus de deux mètres de haut. En levant la tête, Esdraël se rendit compte de la hauteur sous plafond, un bon quinze mètres. C'était incroyable. Des colonnes carrées qui courraient le long des murs. Une architecture proche de celle des salles de spectacle. Joaquim gagnait bien sa vie, il avait du talent. Puis il était beau, ça aidait quand il s'agissait de vendre ses numéros aux familles aisées de la Summer. Tous n'étaient pas égaux face aux plaisirs et aux loisirs. L'artiste remarqua l'émerveillement de son jeune stagiaire. Il s'approcha de l'apprenti, s'empara de son épaule et lui tendu son bras.

- Regardes, tu vois ce tatouage là ? C'est le premier que je me suis fais, après celui que nous possédons tous évidemment. Je me le suis offert avec mon premier cachet. Depuis, à chaque bonne affaire, chaque article élogieux, chaque spectacle à succès, je m'en fais un autre. commença à raconter l’acrobate. Je te laisse deux minutes pour compter combien il en reste. rajouta-t-il d'un ton amusé.

C'est avec émerveillement et intérêt qu'Esdraël commença à compter, un, deux, trois, quinze, seize, vingt-deux, quarante, de petites aux grandes pièces, il y en avait tant...Le jeune homme se rendait enfin compte qu'il existait d'autres moyens de vivre que ceux qu'il avait connu jusqu'à présent. Il y avait la scène. Il n'était pas forcé de reprendre l'échoppe abandonnée de son père. Il n'était pas obligé de se soumettre à un quelconque patron. Il pouvait devenir maître de son quotidien. Il pouvait devenir créateur de merveilles. Il pouvait apprendre. Apprendre à couper le souffle. Apprendre à créer des étoiles dans les yeux des jeunes et des riches. Il allait apprendre à croire qu'il est capable d'être de ceux qui cotoient les cieux en s'y hissant à la force de ses bras...Oui. Joaquim allait lui montrer la voix.

- Si tu es attentif et que tu retiens bien ce que je vais t'enseigner, tu n'auras plus jamais à craindre de ne pas pouvoir manger le soir. Tu vas voir, on en apprend beaucoup quand le monde nous regarde. lança l'artiste en s'éloignant d'Esdraël, il attrapa de sa main droite le trapèze et se hissa en haut.

Bientôt, il toucherait le plafond, puis le ciel, puis les secrets des intouchables. Et Esdraël le suivra, le surpassera. Car ce n'est que comme ça qu'il accueillerait la vie désormais, en surpassant ses maîtres.


2205 - queens / 22 y.o

Jusqu'à elle, j'étais jamais tombé amoureux. Joaquim ne compte pas, c'était pas de l'amour, pas le même. Elle...elle je savais que j'allais y perdre des plumes, mais j'y suis quand même allé. Quel idiot.

La lune a jeté ses rayons clairs contre les vitres et les miroirs du studio. Depuis quelques mois, c'est devenu celui d'Esdraël aussi. Une cohabitation artistique entre lui et son ancien tuteur. Comme pour donner sa chance au jeune homme, qu'il se fasse ses propres expériences, qu'il ne parte pas perdant dans la course au spectacle. Le Prelljokaj était reconnaissant, au tant reconnaissant...maintenant qu'il n'avait plus à se plier aux demandes et enseignements d'Astoria, c'est comme si la vie lui tendait les bras. Tant de choses à faire, tant de possibilités. Et tant de temps libre...mais il lui fallait être raisonnable, sérieux, se faire un nom et vite pour pouvoir manger, pour pouvoir aider maman et Zarachiël qui a du mal a finir les fins  de mois...Le jumeau a trouvé un travail de nuit dans un hôtel de la baie, pas de ceux qui ont du prestige à n'en pas douter, non, un plus petit, plus...moins...disons que c'est là-bas qu'on a bien voulu d'un niveau deux n'ayant pas pu se payer des études à Astoria. L'espace de quelques instants Esdräel se met à la place de sa mère et fait le point : Ombaël a ouvert sa boutique de bougies magiques qu'elle confectionne et ensorcelle elle-même, ce n'est pas glorieux mais c'est suffisant, Zarachiël survit à peine, et lui...lui tatillonne dans le milieu du spectacle, a essayé d'élever les arts circassiens aussi haut que la danse, le théâtre ou la peinture. C'est...c'est loin de ceux à quoi ils étaient destinés à la naissance. C'est loin de ce que leur père espérait...

- C'est toi le mâtchiniste ? demande une voix féminine à l'entrée du studio.

Esdraël tourne la tête, regarde l'arrivante. Ses cheveux sont sombres, ils tombent sur ses épaules en quelques boucles artificielles. Son tatouage dorée s'enroule autour de son cou comme une parure de bijoux indélébiles. Ses bras sont forts, ses jambes la soutiennent comme une force de la nature se tient debout face à l'étranger. Qui est-elle ?

- Qui le demande ? demande-t-il sans engouement.
- Moi.
- Ça m'aide pas. T'es qui ?
- Je suis la nouvelle proprio.
- Joaquim a vendu ?
- Donc c'est toi le mâtchiniste.
- T'as pas répondu à ma question.
- Non, il n'a pas vendu. Je te faisais marcher, je voulais ma réponse. Je suis ta nouvelle coéquipière. Joaquim m'a engagé dans la troupe.
- On ne cherchait personne.
- C'est pas ce que m'a dit Joaquim.

Les deux s'observent. Ils se jaugent. Esdraël, il sent le venin du ressenti couler le long de sa gorge. Il se débrouillait très bien avec Joaquim. Ils avaient besoin de personne. Pourquoi engager quelqu'un d'autre dans la troupe ? C'était leur duo, c'était leur spectacle. C'était eux vers les cieux. Mais elle...elle ne présageait rien de bon. Elle s'avance, la taille coupant l'air au ciseau. Elle tend la main vers l'homme qui la regarde avant d'hausser un sourcil.

- Je m'appelle Saturne.
- Esdraël. T'attends pas à des cadeaux. dit-il en se levant, frottant la semelle de ses chaussures sur un petit carré de moquette avant de se rapprocher du mât chinois.

Il jauge le mât, l'empoigne et commence à se hisser, doucement, avec savoir faire. Puis soudain, arrivé à mi-hauteur, son pied droit glisse sur le mât qui semble soudain ruisselant. Son corps chute, mais ses réflexes s'éveillent et ses cuisses agrippent l'agrée aussi vite que possible. Son torse cogne contre le mât et il regarde autour de lui. Elle est là, la main encore levée. La bougresse.

- T'attends pas à des cadeaux. Y a pas de place pour deux en haut.

2211 - home / 28 y.o

La voilà. La perle cachée dans les tréfonds des tourments venait de rejaillir sur la côte de l'existence. La voilà. Elle est là. Ses yeux clairs ressemblent tant à ceux de son père. Tel la rivière ressemble à l'océan, en plus petit, en plus innocent. Une flaque d'eau qui aspire à devenir ouragan. La voilà. Hécate. Son enfant. Sa petite fille. Son bébé. Elle est là, assoupie, endormie, épuisée de sa venue au monde. Saturne la tient fermement contre elle, telle une lionne encerclant son lionceau. Sauf qu'elle a tout l'air d'une prédatrice des océans prête à s'abattre sur quiconque oserait malmener son bébé, la chaire de sa chaire. Leur bébé. Leur progéniture. Ce cadeau de l'amour et des élans physiques. La voilà. Elle est belle. En la touchant du bout des doigts, Esdraël sent son cœur s’emplir de bonheur, il le sent déborder, se noyer sous sa joie. Puis sous l'amour envers cette enfant qui est la sienne. Il pose la paume de sa main sur le crâne d'Hécate, du bébé, de ce petit bout d'être humain à peine respirant. Elle est si petite, si frêle, bientôt elle sera grande, bientôt elle sera fière, bientôt elle deviendra la femme brillante et forte qu'elle était destinée à devenir. N'est-ce pas là ce que souhaite tout parent devant son enfant ?

- Je t'aime tellement. murmure Esdraël à sa femme, à cette belle brune qui avait bien failli le blesser le jour de leur rencontre.

C'était déjà trop évident que tout ça arriverait, que la méfiance s'envolerait aux prémices de l'amour, de la confiance, de l'attachement puis d'une famille en devenir...Monter sur scène ensemble, ça rapproche. S'enrichir mutuellement de connaissances magiques, ça rapproche d'autant plus. Elle, si belle. Lui, si brute. Les jours à venir souriaient en prédisant le bonheur et l'épanouissement. Puis au-dessus des sourires idiots, bien au-delà des illusions d'adultes, les étoiles baissaient les yeux. Elles regardaient, désolés, la catastrophe arriver.


2217 - justice's place / 34 y.o

- J'arrive pas à croire que t'ose encore me regarder. crache Esdraël, son venin d'homme blessé venant s'écraser contre les pommettes et les tympans de sa femme. Sa femme...

Il l'avait retrouvé une nuit tranquille, rien ne prédisait qu'une telle chose allait se produire. Esdraël marchait, tranquillement, sans craintes, il tendait les oreilles sur le chemin du retour. Il sortait tout juste de la résidence des Adamentis. Une réunion, une entrevu, rapporter ce qui a été entendu, ce qui se murmure, ce que l'on essais de cacher aux grands noms mais que les maladroits saouls ou drogués avouent sans crainte à l'artiste qui les amuse et les émerveille. Cela faisait quelques mois à peine qu'Esdraël avait été approché, embauché, dans le secret, un espion pour le suprême, pour la Summer. Pour le bien de tous et un avenir meilleur. Sans hésiter, sans rajouter la moindre parole inutile, Esdraël avait endossé son nouveau rôle. Gardant un pied dans le cirque, dans le spectacle, dans ces soirées arrosées et décadentes durant lesquelles il émerveille et épate. L'autre pied, plus sombre, plus léger, se faufilait derrière les colonnes, envoyait des messages dissimulés, écoutait ce qu'on lui confiait sans se douter de ce que sa bouche rapporterait. Un mouchard, un espion, un envoyé du pouvoir. Puis ce soir-là, il se sentait comblé, comblé car sa mission s'était déroulé sans heurt.

- pourquoi tu ne te défends pas ? N-as-tu à mon égard plus rien qui puisse te pousser à m'expliquer ce qui t'a poussé dans les bras d'un putain d'humain ? gronde le Prelljokaj.
- Tu ne comprendrais pas, même si je te l'expliquais.
- Essais pour voir ! balance-t-il comme on lance une offense au ciel.
- Ils sont bien plus que ce que vous voyez en eux. Ils ne sont ni des esclaves, ni des moins que rien. commence-t-elle avant de se faire couper.
- Ce sont des HUMAINS ! Comment oses-tu nous trahir ainsi ?
- Je n'ai trahis personne. répondis Saturne d'un ton neutre.
- Si, moi, tu m'as trahis moi. Je t'aimais. Je t'ai épousé. Nous avons une fille. Ca ne veux rien dire pour toi ?! continua Esdraël, les tempes apparentes, la colère suintant de ses phalanges.
- Je l'aime. et ainsi Saturne ne dit plus rien.

L'homme, du haut de son mètre quatre-vingt-dix, sorti de la salle d'interrogatoire. Il claque la porte, se promettant d'accompagner la cargaison de l'Automne qui accompagnerait celle qui partageait son lit jusqu'aux portes de la Péninsule. Il se promit de ne plus jamais la considérer comme sa femme, qu'en s'unissant charnellement à cet humain qui était dors et déjà mort, elle avait tracé un trait au fer rouge sur tout ce qu'ils avaient pu vivre ensemble. Saturne n'était plus. Non, elle n'était plus rien. Elle avait trahit son honneur, son coven, son espèce. Il fallut à Esdraël plusieurs jours avant de ne plus faire bouillir la moindre parcelle d'eau entrant en contact avec lui. Il lui fallut plusieurs semaines avant de réussir à concocter une potion qui n'explosait pas au moindre coup de vent. Instable. Perdu. Il était tel une baleine pesant six tonnes, écrasé sur une côte, sans désir de retrouver l'océan. Parce qu'au fond les coraux le coupaient, les poissons l'ennuyaient et l'eau le noyait.  

2218 - street / 35 y.o

- A toi, mon frère ! A cette bonne surprise ! clama Zarachiël, quelques mèches entravant son front, le reste plaqués en arrière.

Esdraël leva son verre, suivit d'Ombaël, de Mazekeen et de quelques amis présents autour de la table. Le petit restaurant était animé mais distingué. Le lieu idéal pour fêter le récent niveau trois du plus prospère des enfants Prelljokaj. Cela ne faisait désormais plus de doute que si ses spectacles étaient si beau, si propres à l’Été, c'était bel et bien car en lui-même coulait une magie plus viscérale que celle de ses camarades de scène. Un numéro avait d'ailleurs récemment fait tant parler de lui qu'il avait eu peur pour sa couverture au service de la famille Adamentis. S'il devenait trop populaire, il risquait de ne plus pouvoir se faufiler où bon lui voulait. Il allait falloir faire profil bas, mais ce récent tourbillon médiatique avait réussi à mettre en avant sa façon si spéciale de jouer de l'eau sur scène, de la lier à son corps et de la faire traverser l'espace pour former des structures complexes qui évoluaient au fil du show. Combien de fois n'avait-il pas clôturer son numéro par une chute de mât directement dans la gueule d'un requin qui se dissipait dès qu'Esdraël tapait dans ses mains en son sein. La féerie avait cachait le talent depuis trop longtemps. Une source si pure de liaison à l'eau, au liquide, à cet élément si versatile...tout ça pour du spectacle. Il y avait tant de potentiel, plus grand, pour des raisons plus...moins...artistiques, un saltimbanque capable de comprendre au travers de ses pores ce que demande l'eau pour se plier à sa volonté, qui en accepte les causes, qui la respecte, qui si essouffle pour recevoir en échange quelques applaudissements et des murmures bien pensés.

- A ta santé Esdra !
- Merci mon frère. A votre santé ! répondit le concerné avant de porter la coupe de champagne à sa bouche.

Ce n'est qu'alors que le liquide à bulle entamait sa course le long de la gorge des convives que résonna un claquement sinistre. La surprise transperça les entrailles des présents. Le champagne se figea dans les coupes de certaines personnes. Des mains se levèrent en réaction prêts à engendrer les tsunamis de l'âme. Puis un tout autre type de liquide cogna contre le carrelage. Rouge. Carmin. Écarlate. Zarachiël. Il tombe, il se repli sur lui-même. Ombaël se précipite, s'agenouille, pose les mains sur les plains, les compresse. Elle appelle un membre de la Dawn, quelqu'un, s'il vous plait, vite, il perd du sang, que quelqu'un arrête le temps. Sauvez-le. Esdraël ne bouge pas. Il voit la douille de balle sur le carrelage souillé. Il reconnait là l'usage des humains, il reconnait là sa rage qui gronde et qui s'élève. Quand les paillettes s'effacent, il ne reste que les traces d'une fanfaronnade qui a trop duré.  

2219 - home / 36 y.o

- J'arrête le cirque.

Les mots cognent contre les murs de l'appartement. Ils tombent dans le silence. Mazekeen regarde son fils, sa main âgée se pose sur l'épaule de son tout petit si grand et heurté par les épreuves du passé. Elle l'interroge du regard.

- Je vais former un remplaçant, je raccroche. La scène c'est fini. Je ne peux pas continuer à vivre dans le mensonge des maquillages de scène quand dehors les humains et ces red thieves commencent à se prendre pour les rois du monde. Il faut faire quelque chose. Les étoiles ne m'ont pas dotés d'une affinité à notre magie telle pour que j'en fasse de la poudre pour les yeux de ceux qui veulent bien payer. les mots filent, ils coulent, chacun galvanisé par le précédent puis par celui d'avant encore.

Esdräel ne sait plus ce qu'il doit faire. Là, pour la première fois de sa vie, il à peur que demain on vienne lui prendre sa fille. Sa petit Hécate. Il a peur que l'ordre des choses ne soit remis à nouveau en question.
Alors il sombre dans les ombres Esdraël, il raccroche la scène et se forme à l'art des murmures, des chuchotements. Si lui n'est plus la tête d'affiche de ses œuvres, il demeure derrière, en coulisses, pour savoir ce qui s'y cache, ce qui se raconte. Ô ce n'est plus lui l'artiste, non, il est l'homme d'affaire des ombres, des abysses, celui qui forme de jeunes perles de l'art pour les jeter sur le devant de la scène en espérant que ces dernières lui rapportent quelques informations essentielles. Mieux vaux être prudent.